En terre inconnue : au Salon de l’Auto

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Contrairement aux personnalités actrices de l’émission phare[[Pour les téléphobes, « En terre inconnue » est une émission multi primée et en phase de cultisation emmenant des peoples partager quelque temps le quotidien (tellement dur mais tellement authentique) de peuplades retirées (tellement loin de tout) et/ou en voie de disparition (tellement dramatique). Le principe et le sel de l’émission veulent que la personnalité participant à ce trip anthropologique ignore en embarquant si elle se retrouvera au-delà du cercle polaire, au c½ur de l’Amazonie, au fin fond du Sahara ou dans la steppe mongole.]] du PAF (Paysage audiovisuel francophone) à laquelle renvoie le titre de cette chronique, j’ai su dès le départ où s’opèrerait mon immersion au sein d’un univers et d’une population étrange(r)s. Mieux, j’ai moi-même choisi ma destination. Désireux de percer les motivations d’hommes et de femmes sacrifiant chaque année à un pèlerinage dont le sens m’échappait, j’ai décidé d’affronter mes phobies pour me mêler à eux, les écouter, les observer et enfin, peut-être, les comprendre. Car plus de 600.000 personnes – soit un Belge sur 17 ! – convergeant vers un lieu sacré pour y communier autour du même dieu, cela n’a rien d’anecdotique et ne peut être ni moqué ni ignoré sans autre forme de procès.
En route, donc, pour l’European Motor Show Brussels, de son petit nom, le Salon de l’Auto.

L’objectivité m’oblige à avouer que j’entretiens avec les salons et autres foires, quel que soit leur objet, une relation que l’on peut qualifier de difficile. Ma dernière expérience du genre remonte ainsi à près de 20 ans et m’a vu traverser Batibouw à la vitesse paniquée du gibier poursuivi par la meute. Sitôt propulsé dans les allées bruyantes et grouillantes du Heysel, ma quête d’information originelle s’était en effet muée en recherche désespérée d’une sortie, oublieux tout à la fois de mes interrogations sur les dernières innovations en matière de pommeaux de douche économiques et d’une compagne abandonnée dans ce magma humain. J’éprouvais donc une légitime appréhension à l’idée de replonger dans ce milieu hostile mais étais dans le même temps décidé à faire face vaillamment.

Ayant opté pour un ticket B-Excursions[[Saluons au passage ce geste commercial de la SNCB qui offre un tarif préférentiel pour un événement à la gloire de ce qui est un de ses « concurrents » – même si le politiquement correct invite à parler plutôt de complémentarité. Les lobbies automobiles pourraient s’inspirer utilement de ce fair-play, eux qui fustigent de manière récurrente les investissements jugés trop importants dans les transports publics « au détriment » de la route.]] combinant voyage en train et entrée au Salon, je me suis épargné la double peine précédant l’accès au Saint des saints : d’une part, grossir la queue des pèlerins attendant l’acquisition du précieux sésame en évoquant tantôt la hiérarchie de leurs dévotions – « D’abord Ferrari, hein, puis Porsche : leur nouveau Boxster Spyder, ça à l’air d’êt’kèk’chose. On aura l’temps de se balader à l’aise après, en semaine, ça n’ferme qu’à 8 heures… » – tantôt l’objet de leur curiosité – « J’suis quand même curieux d’voir à quoi ressemble en vrai l’bébé ( ??? – NDRL) d’chez Peugeot. Y’z’ont montré des images à la télé, c’est d’un moche ! On dirait une bouchée Côte d’Or à moitié écrasée! T’sais, les éléphants avec du praliné d’dans… En tout cas, tu m’las donnerais qu’j’en voudrais pas ! » – dans un langage mystérieux aux oreilles du profane ; d’autre part, être confronté directement au fait de payer pour visiter ce qui n’est somme toute qu’un show-room surdimensionné.

Une fois l’entrée franchie, je me trouve instantanément plongé dans le maelstrom de bruit, de lumière et d’agitation que je redoutais. Mais pas question de fuir : je dois affronter et surmonter mes répulsions ! Je me ressaisis donc, adopte une attitude de retrait – relativement aisée vu que, contrairement à celles et ceux qui m’entourent, je n’ai pas prétention d’accéder aux stands, de prendre des photos ou de faire provision de dépliants divers – et me concentre sur l’objet de ma mission : observer, ouvrir grands yeux et oreilles pour recueillir un maximum d’informations utiles à la compréhension du phénomène auquel j’assiste.

Ce qui me frappe avant tout, c’est le besoin d’appropriation – toute symbolique… – qui anime l’immense majorité des visiteurs. On ne se contente pas de regarder, il faut toucher l’icône, plonger dans ses entrailles, investir son siège, caresser ses volant, tableau de bord et levier de vitesse. Puis, surtout, il convient d’immortaliser l’instant par un cliché dont la valeur semble indexée sur l’appropriation évoquée plus haut : la photo du véhicule seul constitue le minimum acceptable ; une pose en pied ou – mieux – agenouillé devant la carrosserie prend une valeur supplémentaire sans comparaison toutefois avec celle que revêt l’image où le visiteur (ou la visiteuse) apparaît au volant du bolide de ses rêves. Le summum est atteint lorsque ce moment de magie enfantine est complété par la présence sur le siège passager d’une hôtesse au sourire et au décolleté amènes qui, dans des cas d’abandon ultime, complète la pose d’un bras effleurant les épaules du héros.

L’hôtesse constitue d’ailleurs l’autre élément remarquable du Salon. Noire, brune ou blonde elle est omniprésente (à l’inverse des crinières rousses et des peaux d’ébène…), pour le plus grand plaisir d’un public mâle dont les regards décrochent régulièrement des courbes aérodynamiques de la flotte pour se poser sur celles tout aussi étudiées des beautés barbies titillant leurs pulsions (d’achat ?). Sans tomber dans la muflerie machiste de ce visiteur arrêté pour harcèlement des belles et considérant «normal qu’il importune les hôtesses, elles ont choisi ce métier»[[Le Soir, mercredi 20 janvier 2010]], force est de constater que le fantasme éculé de la bimbo et de la belle caisse est cultivé ici avec un soin frisant l’obsession en même temps que le ridicule. On doute raisonnablement que le père de famille venu avec madame et les deux enfants checker l’offre en monospaces (eh oui, désormais, passé le cap de l’enfant unique, le monospace s’impose…) envisage un seul instant de se voir offrir en option l’avenante pin-up qui l’accueille sur le stand. Pourtant, les cadors du marketing moteur semblent encore et toujours voir en la gente féminine érotisée une force d’attraction et de conviction considérable. Alors, on met le paquet. De la pointe des cheveux à celles des seins, du dessin des lèvres à celui du popotin, du regard qui aguiche au sourire de biche, des attitudes en position debout, penchée ou assise aux tenues dans lesquelles le rôle exact de chaque centimètre de tissu semble avoir été soigneusement pensé (et ce n’est pas évident de trouver le fragile point d’équilibre au-delà duquel la courteur d’une jupe ou la profondeur d’un corsage bascule de la séduction dans la vulgarité…), tout est étudié pour donner au visiteur sous testostérone l’illusion d’évoluer dans une autre dimension, un univers parallèle où toutes les voitures sont rutilantes et toutes les filles étincelantes, un monde idyllique (enfin, pour le visiteur standard !) qu’il aura – du moins, c’est l’objectif – envie de prolonger.

En sortant au bout de deux heures de visite/observation, je restais avec mes interrogations quant aux motivations de la foule que je venais de côtoyer. Bien sûr, j’avais vu quelques personnes réellement en quête d’un nouveau véhicule mais l’immense majorité m’avait semblé animée par une réelle passion, éprouver un réel plaisir à voir et toucher « l’dernier modèle de chez Peugeot qu’ils pourront jamais se payer » comme le chantait déjà Renaud en 1975[[Chanson « Hexagone » sur l’album « Amoureux de Paname »]]. Ces notions de « plaisir » et de « passion » relevant de l’irrationnel, il était somme toute normal que je ne puisse les comprendre dès lors que j’y étais insensible… Ceci acté, ce qui m’apparaissait jusqu’alors comme une évidence instinctive se trouvait soudain conforté : s’il est si difficile de modifier les comportements de mobilité et de sortir de l’autocentrisme, c’est que le rapport unissant l’individu à la voiture échappe, pour partie du moins, à la raison. Partant de là, il serait utopique de compter uniquement sur la sensibilisation et le bon sens pour faire changer les choses : tôt ou tard, il faudra oser prendre des mesures qui déplaisent…

Extrait de nIEWs n°68

la lettre d’information de la Fédération.

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