Ingénieur, des gênés

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On a beaucoup glosé, ces derniers jours, sur les propos de Jan Bens, directeur de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), reconnaissant qu’il avait et qu’on lui avait « proposé des enveloppes » lorsqu’il dirigeait une filiale de Tractebel au Kazakhstan.[[in « Le Soir », 1er juin 2015. Sauf indication contraire, toutes les citations de Jan Bens sont reprises de cet article.]] Pour tout dire, les réactions de vierges effarouchées consécutives à cette sortie me paraissent relever, au mieux, d’une faux-culserie désopilante ou, au pire, d’une naïveté inquiétante. Qui, tant soit peu au fait de la marche du monde, oserait en effet prétendre ignorer que les « enveloppes », « pots-de-vin », « dessous-de-table » et autres « bakchichs » ne font pas partie intégrante « des affaires », d’autant plus lorsque celles-ci se négocient dans les Etats gangrenés de l’ex-URSS ou dans une Afrique aux mains de potentats cupides ? S’étonner de ces révélations, c’est somme toute aussi ridicule que tomber des nues en apprenant l’existence du dopage dans le sport. Mais force est de constater que beaucoup au sein de notre classe politique ne craignent pas ce ridicule…

Personnellement, ce n’est pas ce passage de l’article et cette facette de l’histoire professionnelle du Môssieur qui m’inquiètent de savoir ma/notre « sécurité nucléaire » entre ses mains. Ce sont d’autres « révélations », apparemment moins tourneboulantes, qui me turlupinent. Je cite: « Même s’il se rêvait chauffeur de bus étant gamin, sa carrière d’ingénieur s’est imposée comme une évidence dès l’adolescence. Diplômé en électromécanique à la VUB, il commence son parcours professionnel chez Electrabel à la fin des années 70 sur le site anversois de Doel où le quatrième réacteur n’était encore qu’un « trou dans la terre ». Avoir vu cette centrale jaillir du sol, petit à petit, reste un des plus beaux souvenirs de la carrière de l’Ostendais. « C’était magnifique. Le terrain, c’est cela dont je rêvais. » »

« C’était magnifique. » : eh oui, c’est comme ça, un ingénieur, ça peut s’émerveiller de l’érection d’une centrale nucléaire… C’est que cela contribue à lui prouver ce dont il est déjà convaincu, la toute-puissance de l’intelligence humaine, sa capacité à maîtriser les éléments pour les mettre au service de l’espèce élue. C’est sa raison d’être, à l’ingénieur : créer, innover, doter l’humanité de « belles machines qui fonctionnent bien » censées lui permettre d’avancer sur la voie sans issue du progrès.
Plus que les fantasmes de corruption ou d’instrumentalisation, c’est cette foi en la technique et, par-delà, en la maîtrise du risque qui m’inquiète chez l’ingénieur Bens.

Quelle confiance avoir en un responsable qui, interrogé sur le feu vert donné au redémarrage de réacteurs atteints de milliers de microfissures, répond franco: « Quand on a donné le feu vert, on a dit qu’il fallait faire quelques démonstrations supplémentaires. Electrabel l’a fait et ils ont trouvé un résultat inattendu. Et dans le nucléaire, quand c’est inattendu : on arrête tout. » Certes. Mais le jour où « l’inattendu » aura été catastrophique et qu’arrêter tout ne permettra plus d’empêcher le pire, on fera quoi ?
On peut poser la question mais inutile d’attendre une réponse car, pour Jan Bens, le pire n’existe pas. : « A Fukushima, il y a eu deux morts. Le premier est tombé d’une grue lors du tremblement de terre. Et le deuxième s’est noyé dans un sous-sol. A côté, le tsunami, c’était 25.000 morts. » C’est dans la même esprit que le bilan officiel de la catastrophe de Tchernobyl publié conjointement par l’Organisation mondiale de la santé (0MS) et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)[[En vertu d’un accord signé en 1959 entre l’OMS et l’AIEA, « chaque fois que l’une des parties se propose d’entreprendre un projet ou une activité qui présente ou peut présenter un intérêt majeur pour l’autre partie, la première consulte la seconde en vue de régler la seconde d’un commun accord ». No comment…]] en 2005 fait état de 50 morts directes et 4.000 cancers de la thyroïdes dont une dizaine (!) ayant conduit à une issue fatale.[[« Chernobyl’s Legacy : Health, Environmental and Socio-economic Impacts and Recommandations to the Governments of Belarus, the Russian Federation and Ukraine. » Consultable sur www.iaea.org/Publications]] Pour bien mesurer la portée de l’imposture, il faut savoir qu’en 2010, un recueil de l’Académie des sciences de New-York (NYAS)[[« Chernobyl : consequence of the catastroph for people and the environment »]] centralisant le maximum de données scientifiques relatives aux suites de la catastrophe évoquait 112 à 185.000 morts parmi les 830.000 « liquidateurs » intervenus sur le site et près d’un million de décès à travers le monde entre 1986 et 2004 imputables aux retombées radioactives…

Tous ceux-là ne sont « malheureusement » pas morts la gueule ouverte près de la centrale. Ils ont été irradiés puis ont développé une maladie qui leur a accordé un sursis plus ou moins long avant de les ajouter à la liste des victimes. La « rigueur scientifique » animant Jan Bens et ses semblables les empêche dès lors d’accepter tout lien de cause à effet entre des « conséquences environnementales » qu’ils sont disposés à admettre « très importantes » et ces décès différés. Face à pareille (il)logique, on comprend comment le responsables du contrôle de nos centrales ose nous vendre avec morgue le mythe d’un nucléaire belge « sûr à 101% »[[in « De Morgen », 18 mai 2013]]. Et là, il y a vraiment de quoi s’inquiéter pour notre sécurité !

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