L’espace public, agent de liaison du territoire

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La notion juridique d’espace public ressemble fort à une définition simple et bon enfant que chacun pourrait donner ou comprendre : l’espace public, c’est ce qui reste quand on enlève l’espace privé. Imaginez, selon ce raisonnement, que l’on efface tous les « chez soi » de la carte de la Belgique ; la figure qui en résulte forme un réseau continu, qui se connecte sur l’espace public des territoires voisins. Au-delà de l’Atlantique, voilà la Digue d’Ostende, via la Manche, reliée avec l’embouchure de la Charles River à hauteur de Boston. Discussion sur le sujet avec Benoît Moritz.

L’une des caractéristiques de l’espace public est sa continuité. Ce caractère continu fait de l’espace public un agent de liaison hors-pair, un moyen de communication très précieux. Il est à ce titre un élément-clé de notre territoire, sur lequel la logique voudrait que l’on se penche, en ces temps de réflexion sur les « noyaux », sur les « centres « et sur les « polarités ». L’avantage de l’espace public par rapport à d’autres concepts d’aménagement et d’urbanisme, c’est que sa signification est nettement plus claire.

Les moyens de parcourir la continuité de l’espace public varient selon sa nature : eau, espace aérien ou terre ferme. Force est de constater que, sur la terre ferme de Wallonie, le véhicule motorisé privé muni de pneus représente le choix numéro 1. Cela n’est pas sans conséquence sur l’aspect de l’espace public : la brutalité de ce moyen de transport et son encombrement ont amené les autorités publiques à lui aménager des allées de largeur suffisante, recouvertes d’un revêtement apte à supporter le roulage intensif et le parcage des voitures 1Il y a eu, pour les pouvoirs publics, une sorte d’obligation de faire ce choix d’occupation de l’espace commun, mais est-ce là une fatalité ?

Avec Benoît Moritz, la discussion autour de cette question livre des résultats encourageants quant à une redéfinition du partage de l’espace public.

Benoît Moritz siège depuis quelques mois en tant que suppléant dans la section Orientation-Décentralisation de la Commission régionale d’aménagement du territoire (CRAT) 2, pour la représentation des universités. Il est professeur à la faculté d’architecture de La Cambre – Horta et exerce sa profession d’urbaniste en Wallonie et à Bruxelles. Sa pratique des réglementations régionales et de la commande publique lui ont confirmé plusieurs intuitions quant à la manière de concevoir et de gérer un espace public en bonne intelligence avec ses usagers.

IEW : As-tu l’impression que le tout-à-la-voiture a gâché la Wallonie ?

Benoît Moritz : Non. Pas encore ! Mais pour inverser la tendance, il va falloir commencer par une prise de conscience : de manière générale, les Wallons habitent en zone suburbaine, pas en ville ni « en village », ni à la campagne. Les techniciens , les cadres de l’administration, les mandataires habitent eux aussi, pour la plupart, les périphéries vertes et les quartiers résidentiels écartés. Cela a imprégné leur manière de concevoir les espaces publics des villes et des gros villages de notre région.

Or, que veulent les « suburbains » quand ils fréquentent l’une ou l’autre agglomération ? Ils veulent circuler en voiture privée dans un trafic fluide, ils veulent souvent tous aller au même endroit en même temps, puis trouver un emplacement de parking (gratuit – ndlr) sans délai ni trop de marche à pied. Du coup, au lieu d’exporter des modes de fonctionnement citadins vers la périphérie, les centres-villes wallons se laissent gagner par les modèles suburbains : bermes fleuries entre bandes de circulation, ronds-points sur lesquels toute circulation est interdite. On a de moins en moins d’espaces publics au sens propre, et de plus en plus d’itinéraires réservés aux véhicules motorisés.

Même autour des villes qui se proclament « vertes », on trouve des tunnels autoroutiers et des voies rapides en ouvrage dédié qui forment ceinture et déclarent ouverte la zone péri-urbaine. Namur n’est pas en reste, bien qu’elle refuse de l’admettre. Entre les deux mondes, sous les piliers de béton, les piétons et les cyclistes ne sont guère encouragés ni sécurisés. D’ailleurs, on n’y croise que des voitures ou des bus. Exemple flagrant : au sud de Liège, la route sous le pont de chemin de fer entre la place Général Leman et le Val-Benoît.

Plus fondamentalement, on peut observer qu’en Wallonie, les acteurs de la grande voirie sont encore et toujours les techniciens du MET, Ministère de l’Équipement et des Transports, devenu DGO1. Chacun des gestes posé sur la voirie régionale influence les aménagements qui incombent aux communes.

Pour inhiber le réflexe suburbain du tout-à-l’auto et inverser la tendance, il faudrait prêter enfin attention à ceux qui disent qu’en Wallonie, il y a un potentiel incroyable de tourisme et d’art de vivre. Ils demandent depuis des décennies que les espaces publics de nos villes et de nos villages soient libérés des voitures-ventouses, plus facilement accessibles à tous les autres usagers, plus détendus, moins sales. Dans beaucoup de cas la bagnole anesthésie, elle rend indifférent aux espaces traversés ; la recherche d’un emplacement pour se garer entraîne un mépris des lieux utilisés pour le parcage, sans parler des conflits. Tant que nos concitoyens n’ont pas ce sursaut, on ne pourra pas assister à une réappropriation des espaces, ni mener à bien une véritable valorisation du patrimoine de plein air.

IEW : Ce que tu dis me fait penser à un de nos cas locaux. Avec des citoyens de Boussu, la Fédération défend le maintien d’un passage séculaire, qui constitue un nœud dans la circulation piétonne de cette petite ville du Hainaut. Il s’agit d’empêcher la confiscation d’une servitude, entre la Chapelle des Seigneurs et la Grand-Place. Si le passage était une voirie pour automobiles, sans doute aucun projet n’aurait jamais osé imposer sa suppression !

Dans plusieurs villes, la vision est en train de changer. A Binche, par exemple. Il y a une gare néo-gothique magnifique et puis cette place principale, que tout le monde connaît grâce aux Gilles… une place qui est utilisée au quotidien comme parking anodin. Au lieu de cela, la place pourrait être rendue aux circulations piétonnes, sans obstacle. Quelques rues commerçantes sont déjà mises en piétonnier aux alentours. La Place Sainte-Catherine à Bruxelles était un parking jusqu’à une date fort récente. Aujourd’hui, c’est un espace varié, multiple, qui fonctionne bien, très réussi.

IEW : Selon toi, qu’est-ce qui encourage l’utilisation du moule « suburbain » ?

Il y va d’un style de vie à maintenir – un certain niveau de confort. Ensuite, et cela va de pair, les discours officiels en matière de requalification urbaine et d’abandon de la voiture sont sans doute trop peu incarnés. Dans les faits, seule une minorité de Wallons se soucient de cette requalification ; quant à ceux qui accepteraient de se passer de leur véhicule, ils sont encore moins nombreux. Le modèle suburbain doit être confronté à d’autres formules qui marchent, il faut aller visiter d’autres lieux, sortir de son quartier. C’est très important en matière de requalification urbaine de voir comment de telles décisions se vivent, une fois qu’elles sont réalisées. Sur un plan plus individuel, cela fonctionne de manière identique : difficile de se rendre compte de ce que représentent les alternatives à la voiture privée si on n’essaye rien d’autre.

IEW : En réduisant la surface attribuée aux véhicules motorisés, va-t-on se retrouver avec trop d’espace public ?

Il n’y a jamais trop d’espace public libre de voitures ! Pour réduire la part des véhicules motorisés, il faut s’y prendre de manière progressive et il faut maintenir certaines fonctions indispensables, comme les livraisons, le démontage de structures, le déplacement et le stationnement de véhicules de service à la population. Mais il faut aussi garder à l’esprit qu’une fois « libéré » des voitures, le lieu ne va pas tout de suite être adopté par les usagers. Il va peut-être devoir attendre avant d’être fréquenté ; il va peut-être être l’objet de dégradations. La patience et la cohérence sont indispensables pour croire aujourd’hui à ce type de projet. Une « journée sans voiture » a le goût de l’exceptionnel et soulève une grande curiosité. Par contre, l’espace public définitivement soustrait au stationnement extensif ne rencontre pas la même joyeuse frénésie. Il peut susciter des comportements d’incivisme par réaction ou par ignorance.

Au lieu de décourager les pouvoirs locaux, cette réalité doit leur indiquer trois paramètres indispensables à toute reconversion d’un espace public.

  1. en amont de la démarche d’instruction du dossier de permis d’urbanisme, concevoir la manière dont la participation sera organisée, avec un calendrier qui suit la procédure et prévoit des événements « off » (j’y reviendrai) ;
  2. replacer l’intervention dans la continuité de l’espace public de la commune ;
  3. une fois le projet conçu et construit, continuer à le gérer ; il faut savoir mettre les moyens sur ce suivi, pour être prêt à réagir face à ce que le projet devient, et accompagner la manière dont il fonctionne avec la population.

« La vraie participation ne suit pas le Code, elle le dépasse » 

IEW : Penses-tu que les étapes administratives suffisent, pour mener des projets liés à l’espace public ?

Non. Pour un projet touchant l’espace public, c’est à dire l’espace que se partagent les citoyens locaux et extérieurs, il est indispensable de s’y prendre autrement si on veut une vraie participation. On ne peut pas se contenter de la réunion d’information préalable officielle prévue par la réglementation. On ne fait pas venir les gens en réunion formelle, le soir, dans une salle communale ou un cabinet, et puis s’attendre à ce qu’il en sorte des merveilles de participation. Il faut dépasser le Code.

Il ne faut pas non plus chercher midi à 14 heures, tout projet a besoin d’être formalisé et de passer par une évaluation des moyens, dont les techniciens doivent garder la responsabilité. Mais du point de vue du réalisme, la participation est cruciale car elle peut livrer des témoignages sur l’usage actuel de l’espace, sur l’usage réussi d’autres lieux similaires, ou encore sur les écueils déjà rencontrés.

Ceux qui organisent la consultation doivent vraiment souhaiter cette participation. Il faut faire un barbecue, offrir un verre de vin blanc, des jus de fruits, et visiter le futur chantier et ses environs. Là, on aura déjà beaucoup plus de chance d’avoir du monde, donc plus de chance d’avoir des avis contradictoires, d’avoir des retours un peu échauffés sur les prémisses du projet. C’est tout bénéfice de soulever les lièvres dès le début. Quant aux citoyens qui se sentent en mesure de poursuivre la participation amorcée lors de cette étape « off », leur engagement est consenti et assumé, mais aussi, en contrepartie, reconnu par le pouvoir local. Ceux qu’on invite à participer à ce premier événement un peu festif doivent pouvoir ensuite suivre le dossier de leur propre initiative. Le pouvoir local et l’administration sont moralement tenus d’accéder à leurs demandes d’information ; il n’y a pas de honte à répondre que le dossier traîne en expliquant les contraintes, qu’elles soient liées aux infrastructures, au calendrier, au budget. Une telle transparence peut aider les citoyens à accepter les nuisances liées au chantier.

Les procédures légales constituent un cadre qui demande sans doute à être éclairci. Par principe, elles devraient prévoir de fournir un calendrier du projet facile d’accès.

Dans l’espace public wallon, ce qui saute aux yeux, c’est la juxtaposition de matériaux et de modèles de mobilier. Elle donne l’impression d’un laisser-aller dans le chef des pouvoirs publics, ou d’impécuniosité, voire d’une volonté de « marquer son règne » à coup de lampadaires.

C’est souvent d’absence de prévision et de fausses économies qu’il s’agit. En inscrivant à temps au budget les montants nécessaires pour des pièces de rechange, on pourrait éviter bien des mauvaises surprises. Le bureau avec lequel je travaille a élaboré du mobilier spécifique pour le square de la Monnaie, à Bruxelles, actuellement en plein chantier. Chaque banc sera réalisé et stocké en plusieurs exemplaires, de façon à ce que la Ville de Bruxelles puisse très rapidement remplacer celui qui serait abîmé.

Mais s’il est capital de prévoir un stock matériel pour prévenir les déprédations et les accidents, c’est peut-être encore plus important de s’informer avant de concevoir le projet. Si on n’accepte pas d’emblée la complexité des besoins, on risque d’avoir fait une belle dépense inutile. Point n’est besoin de réunir des workshops débordant de spécialistes ! Il faut chercher à rencontrer les futurs usagers de l’endroit à aménager et travailler avec eux en petits groupes, en tenant compte des propositions des participants, mais aussi de leurs réticences, en ne venant pas avec des dessins tout faits. Il faut aussi garder en tête que le lieu public modifié se révélera à l’usage.

Quel type d’art public conseilles-tu pour réussir un espace public ?

Faut-il vraiment un objet d’art dans l’espace public ? Alors, je proposerais d’exposer des objets trouvés, et de laisser les gens les toucher. Le concept convient très bien à l’espace public, parce qu’il intrigue et donne l’occasion de se rapprocher de choses extraordinaires ou inaccessibles. Le meilleur exemple d’objet trouvé existe déjà en Wallonie, c’est le char d’assaut !

Le char de Bastogne, cliché OPT-JL Flémal

Nous vous proposons ci-dessous quelques pistes pour participer à la gestion des espaces publics wallons en bonne intelligence avec la population et l’environnement.

Zéro-pesticide dans les espaces verts publics !

100% des espaces verts publics soignés et entretenus sans pesticide ? C’est possible et même chaudement recommandé pour la santé de tous. Aujourd’hui, trois communes wallonnes, Rochefort, Ath et Eupen, mettent en pratique ce qui s’appelle la gestion différenciée, et la semaine sans pesticides annoncée pour les prochains jours devra amener d’autres communes à se laisser convaincre. En tant que particulier, vous pouvez aussi vous y mettre…

La position de la fédération IEW sur la gestion différenciée des espaces verts date de 2006, mais elle n’a pas pris une ride car les décisions publiques restent extrêmement frileuses à ce sujet.

Park(ing) Day

Une initiative qui se répand petit à petit en Wallonie (http://www.iew.be/campagnes/parking-day) consiste à remettre en question de manière fantaisiste et très visible la place qu’occupent les voitures dans nos villes.
Park(ing) Day propose de transformer, un jour par an et pendant quelques heures, des emplacement de parking en lieux de vie accessibles à tout public : salon de plein air, terrasse ou mini-parc, l’impensable est possible. Quelques sièges, de la musique, des jeux, voire un tapis ou une fausse pelouse viennent rendre de la convivialité à ces espaces oblitérés. L’objectif est d’aider les citoyens à repenser la manière dont l’espace urbain est utilisé. Et, plus largement, d’engager une réflexion globale sur la notion de qualité de vie en ville.

Prochaine date du Park(ing) Day : le vendredi 21 septembre 2012.
Rendez-vous en août pour plus d’informations !

Charleroi en couleur

Comment améliorer l’espace public sans revoir complètement le schéma des circulations ? Avec de la peinture ! Par l’entremise de l’initiative internationale « Let’s Colour », de Levis, des pots de couleurs ont été mis entre juin et août 2011 à la disposition des habitants de plusieurs quartiers de Charleroi pour transformer six sites phares.
« Couleur carolo », un bain de jouvence où la grande ville se verrait bien replonger en 2012 : un reportage de la RTBF témoigne de cet enthousiasme contagieux.

La Lettre des CCATM n°63 : « Jours de fête »

A la fin de l’été 2011, le périodique publié par la Fédération IEW à destination des membres des commissions communales d’aménagement du territoire avait pris pour thème l’utilisation festive des espaces publics de nos villes et de nos villages.

Dans la rubrique « Réflexion de terrain », Benoît Moritz était interviewé, déjà : « Convertir l’espace public : l’art des petits pas ». Il a par ailleurs publié un article en 2011, sur le sujet des espaces publics à Bruxelles, disponible en ligne sur le site des « Brussels Studies ».

  1. Les motocyclistes sont les parents pauvres de cet aménagement systématique. Souvent très mal logés point de vue parcage, ils ne cessent de réclamer l’amélioration de l’état de nos routes et autoroutes. Les véhicules de gros tonnage affectés au transport par route sont, quant à eux, de plus en plus proscrits des agglomérations et voient leur espace de circulation limité à des navettes entre pôles multimodaux.
  2. L’ancien site de la fédération IEW présentait brièvement le fonctionnement de la CRAT. Pour accéder au site de l’institution : www.crat.be. Les pages reprenant les membres des trois sections ne sont pas accessibles aux non-membres.