Lettre à Michel Rocard

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Cher Monsieur Rocard,

Vous comptez au nombre infinitésimal des personnalités à l’égard desquelles j’ai toujours éprouvé un profond respect. Par-delà vos positionnements idéologiques, il émanait en effet de vous une rigueur et une intégrité suscitant mon adhésion. Même vos cravates mal nouées, vos yeux pochés semblant habités par une éternelle perplexité, votre profil de corbeau et votre logorrhée absconse tant de fois moquée renforçaient chez moi votre stature de politique sérieux et sincère, indifférent à son image et aux stratégies de séduction médiatico-populistes, hermétique aux combines en tous genres qui vicient les coulisses du pouvoir. Votre antagonisme quasi viscéral avec un Tonton chéri des foules mais dont j’échouais pour ma part à admirer un « Ici et maintenant » contredit par de trop nombreux ailleurs et avants achevait de renforcer mon admiration envers votre personne.

Vous l’aurez peut-être noté, ce panégyrique se décline au passé. C’est que, depuis une bonne décennie, vous me semblez malheureusement avoir quitté le chemin qui vous avait amené si haut dans mon estime.

Votre déchéance commença un soir de mars 2001 quand, tel un vulgaire camelot prêt à tout et n’importe quoi pour fourguer sa marchandise, vous vous abaissâtes à aller faire la promotion de votre dernière ouvrage[[« Entretien avec Judith Waintraub », Flammarion, 2000]] dans une émission d’entertainment [[(2) « Tout le monde en parle », 31 mars 2001]].
Vous, homme d’honneur qui fut un des premiers à dénoncer dès la fin des années 50 l’iniquité de l’Algérie française, vous, ancien premier ministre qui avez la fierté d’avoir instauré le RMI (Revenu Minimal d’Insertion) et la CSG (Contribution Sociale Généralisée), vous retrouvâtes ainsi confronté à l’interview « Alerte rose » d’un animateur ayant fait de la provocation son fond de commerce audimatrique. Je vous vis donc répondre, mi interloqué mi gêné, à des questions aussi fondamentales que « Quel est votre lieu idéal pour faire l’amour ? » – « Vous préférez une femme qui baise bien mais qui est infidèle ou une femme qui baise mal et qui est fidèle ? » – « Vous préférez une femme qui couche avec un autre en pensant à vous ou une femme qui couche avec vous en pensant à un autre ? » – « Vous préféreriez que votre femme vous quitte pour un homme ou pour une autre femme ? » – etc. jusqu’à l’apothéose finale, cette interrogation qui tarauda, taraude et taraudera sans doute encore des générations d’amants et de psychologues, « Et sucer, c’est tromper ? ».

Il m’est impossible de traduire en mots ce que votre visage exprima alors mais il me sembla que vous preniez soudain conscience de la profondeur du merdier dans lequel vous vous étiez fourvoyé. Vos traits reflétaient tout à la fois de l’incrédulité, de la détresse et de la solitude ; on ressentait quasi physiquement votre envie d’être ailleurs, loin de ce plateau TV, de cet interviewer sarcastique, de ce public mi voyeur mi rieur, de cet univers tellement étranger à ce qui vous fonde.
J’ai espéré que vous alliez vous lever et partir, mettant fin sans fracas mais avec dignité à ce guignol grotesque. Malheureusement, vous êtes resté. Vous êtes resté et vous avez dès lors perdu à mes yeux votre statut d’icône pour redevenir un politicien comme les autres, prêt à s’abaisser voire à se corrompre pour servir sa popularité. Vous, le protestant austère et presque trop sérieux, avez contre toute attente rejoint la caravane de la politique spectacle avec ses hommes et ses femmes en campagne permanente se livrant, sourire obligatoire aux lèvres et l’esprit prêt aux bons mots, à un show sans saveur aux côtés d’une actrice porno publiant un guide de la séduction, un chanteur en tournée promo pour son CD « best-of » déjà disque de diamant en Tchéchénie, le médaillé d’or du 100 mètres culs-de-jatte des Jeux paralympiques, le créateur d’une gamme de plats cuisinés à base d’insectes distribués en grande surface, le premier bénéficiaire d’une greffe de testicules, j’en passe et des pires.

Ce soir-là, votre image avait volé en éclats mais votre aura politique était restée intacte. Vous demeuriez l’esprit brillant dont je ne partageais pas toutes les analyses et options mais appréciais la finesse, la pertinence et, souvent, l’audace. Mais sur ce point également, la déception me guettait au détour de l’admiration. Vous avez en effet multiplié ces dernières années les prises de position peu en phase avec les opinions que je vous attribuais, je me refuse à écrire « à tort ».

Il y eut d’abord ces attaques en règle contre les courants les plus à gauche du Parti socialiste français incarnés par Laurent Fabius et Arnaud Montebourg ainsi que cette diatribe envers ATTAC (Association pour la taxation des transactions citoyennes et l’action citoyenne) qualifiée de « monument de bêtise économique et politique ». Ces sorties semblaient traduire un ralliement sinon inconditionnel à tout le moins engagé au libéralisme. Et les arguments avancés plus tard pour défendre avec vigueur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, adhésion que vous estimiez être « une vraie chance pour l’Europe », vinrent confirmer cette hypothèse. Votre défense enflammée de la candidature turque[[« Oui à la Turquie », Hachette Littérature, septembre 2008]] arguait en effet d’un pays constituant « une économie de marché en plein essor », « une démocratie chrétienne à la mode musulmane, à la fois économiquement libérale et conservatrice sur le plan des mœurs ».

Je dois vous avouer que les sentiments suscités par ces déclarations ont largement débordé les frontières de la déception pour atteindre celles de l’écœurement.
Libre à vous de rallier une doctrine économique à tout le moins en marge de votre identité socialiste mais il est déplorable que ce ralliement et le soutien qui l’accompagne vous privent du regard critique et de la démarche humaniste qui guidèrent votre engagement politique. Car, non, il ne suffit pas de répondre à vos critères de bonne conduite économique pour devenir fréquentable et non-condamnable.

Qualifier l’Etat turc de « démocratie », c’est injurier les milliers de militants d’extrême-gauche et de la cause kurde mais aussi les dizaines de journalistes et intellectuels emprisonnés et torturés dans ce pays au seul motif de leurs opinions.
Je vous dispenserai de l’interminable liste des atteintes aux droits de l’Homme recensées par les organisations humanitaires. Je me bornerai à évoquer le cas de la sociologue Pinar Selek. Accusée de participation à un attentat perpétré à Istanbul en 1998 et dans lequel sept personnes perdirent la vie, cette universitaire féministe et antimilitariste, engagée dans la défense de minorités, a été condamnée le 24 janvier dernier à la prison à vie pour terrorisme. Une condamnation prononcée par le même Tribunal qui, dans le passé, l’avait acquittée à trois reprises des faits qui lui étaient reprochés, faits qu’un rapport officiel publié en 2000 avait par ailleurs classés au rayon des fantasmes terroristes en considérant que l’explosion meurtrière de 1998 n’était pas liée à un quelconque attentat mais… la conséquence d’une fuite de gaz !
« Démocratie », dites-vous, Monsieur Rocard ? « Une vraie chance pour l’Europe », vous en êtes bien certain ?

Ce regrettable faux-pas n’est malheureusement pas le seul imputable à votre approche économiciste.

Dans une interview publiée par « Le Monde » en date du 10 novembre 2012, interrogé sur l’exploitation des gaz de schiste, vous déclarez en effet : « Avec les gaz de schiste, la France est bénie des dieux ! Sur ce sujet, étant très écolo, je me suis longtemps abstenu. Mais je n’ai rien lu qui soit complètement convaincant. On a un réflexe fantasmé un peu du même type que face aux OGM. Quand on sait que le gaz de Lacq était extrait par fracturation hydraulique sans dégâts sur place, on s’interroge. Pour l’Europe, la France serait au gaz de schiste ce que le Qatar est au pétrole. Peut-on s’en priver ? Je ne le crois pas. »

Comme nombre de journaux[[« Le Monde », « L’Expansion », « 20 minutes »…]] n’ont pas manqué de le relever dans les jours qui suivirent cette sortie, vous faites une erreur factuelle majeure en déclarant que le gaz de Lacq était extrait par fracturation hydraulique. « (…) De fait, la fracturation hydraulique, qui consiste à briser les roches souterraines contenant le gaz en injectant sous très haute pression un mélange d’eau, de sable et de produits chimiques, pour fissurer la roche, n’a jamais été utilisée à Lacq. Gisement de gaz naturel découvert dans les Pyrénées-Atlantiques en décembre 1951, Lacq n’a rien à voir avec les gaz non conventionnels, piégés dans la roche, et nécessitant d’être libérés par l’envoi de liquides à très haute pression. Au contraire, le gaz de Lacq était si facile à libérer qu’il a été découvert pendant le forage d’un petit gisement de pétrole, et qu’il aura fallu plus de quatre jours pour maîtriser l’éruption. (…) »[[« L’Expansion », 12 novembre 2012]] Mais ce n’est pas là l’essentiel. Pas plus d’ailleurs que l’ignorance que vous avez – ou feignez d’avoir… – des conséquences environnementales et sanitaires de ce gaz de Lacq, très riche en hydrogène sulfuré et donc particulièrement nocif. Au point que, même si un procédé de désulfurisation fut développé par la Société nationale des pétroles d’Aquitaine, ancêtre d’Elf Aquitaine, « (…) selon les industriels d’aujourd’hui, les gisements de Lacq n’auraient jamais pu être exploités dans la France du XXIème siècle, car leur exploitation aurait été jugée trop dangereuse »[[« L’Expansion », 12 novembre 2012]]. Votre analogie apparaît donc particulièrement maladroite mais, comme je l’ai déjà écrit, ce n’est pas là le plus important ni le plus choquant.

Ce qui me peine au plus haut point, c’est de voir un homme de votre intelligence, sensible à l’enjeu écologique au point de vouloir « écologiser la politique »[[« La Vie », 7 juillet 2011]] et de se dire « un peu scandalisé par l’absence de l’écologie dans la campagne (présidentielle française de 2011). La vie est menacée sur la planète et tout le monde s’en fout. »[[« Europe 1 – Soir », 9 mars 2012]], déplorant en outre que le programme du PS « n’a pas vraiment intégré l’urgence d’une écologisation de nos façons de vivre, l’urgence de ne pas mettre l’incendie dans la planète avec l’effet de serre »[[« Le Parisien », 9 mars 2012]], c’est que cet homme-là succombe au mirage des fausses solutions et prône de facto la reconduction des erreurs qui nous ont conduits dans le cul-de-sac où nous nous trouvons.

Pensez-vous sérieusement, Monsieur Rocard, que le défi à relever consiste à faire de la France le Qatar de demain ? Ne comprenez-vous pas que, par-delà les dangers liés à l’exploitation de cette énergie, votre défense du gaz de schiste s’inscrit dans une volonté de perpétuation des modèles de production et de consommation actuels dont l’impasse n’est pas qu’énergétique, tant s’en faut ? Ignorez-vous vraiment, vous, Ambassadeur de France chargé des négociations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique, que l’écosystème planétaire est au plus mal et exige un traitement de choc immédiat, non de pseudo-remèdes ?

Sans doute n’est-il pas facile à un esprit, aussi brillant soit-il, de faire abstraction du logiciel et des référents qui guidèrent sa réflexion pendant des décennies. Peut-être peinez-vous à abandonner le modèle économique sur lequel vous avez fondé l’intégralité de vos théories et votre action politique. Certainement le réformiste pragmatique que vous êtes échoue-t-il, plus ou moins inconsciemment, à intégrer et accepter des constats qui n’appellent plus à la réforme mais à la révolution.
Quelle que soit l’hypothèse qui prévaut, la meilleure chose que vous ayez aujourd’hui à faire est de profiter pleinement d’une retraite amplement méritée et d’éviter de nouvelles déclarations susceptibles d’entacher un bilan politique et humain qui ne le mérite pas.

Respectueusement, malgré tout.