« Liège-Carex : clarifions le débat ! »

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S’il est un thème qui semble passionner les foules, c’est bien celui du rail. Pas un jour sans qu’un ami navetteur ne raconte ses déboires (et ses espoirs…), sans qu’un article de presse n’évoque les maux du rail ou les plans d’économie de la SNCB, sans qu’un cheminot ne soupire devant les aberrations organisationnelles de son entreprise. Mais si l’organisation de la mobilité de nos concitoyens reste un sujet toujours porteur, le transport de marchandises passe souvent pour la cinquième roue du carrosse. Trop complexe ? Trop technique ? Pas assez proche des « vrais problèmes des gens » ? Pas sûr ! A en croire les sorties médiatiques de ces dernières semaines, le trafic fret pourrait bien refaire parler de lui ! Surtout lorsqu’il est accompagné du qualificatif « grande vitesse » et qu’il bénéficie des relais politiques nombreux d’un ancien ministre, par ailleurs président de nombreux conseils d’administration et professionnel du lobbying en faveur du pays de Liège. J’ai nommé… Jean-Pierre Grafé !

Un projet TGV fret en terre liégeoise ? De quoi s’agit-il ? Sous le doux nom de Liège-Carex se dévoile un projet innovant et certainement prometteur qui vise, dans le cadre d’un réseau européen reliant différents aéroports de fret (Amsterdam-Schiphol, Lyon-Saint-Exupéry, Paris-Roissy-CDG, Londres et Liège, pour la première phase[Si les aéroports de Cologne-Bonn et Francfort étaient aussi envisagés pour cette première phase, il semblerait que les Allemands n’aient pas encore marqué un fort intérêt à s’engager dans un tel projet ([http://www.eurocarex.com/pdf/pressreview/09463062598_carex-pressreview.pdf). Ceci aboutirait à faire de Liège-Carex le terminus (provisoire ?) de ce réseau européen.]]), à transférer sur des lignes ferroviaires à grande vitesse des marchandises circulant actuellement par camions ou transport aérien sur du court ou moyen courrier. Bien sûr, le transport par TGV coûte cher, il ne serait dès lors envisageable, dans un premier temps du moins, que pour des biens à haute valeur ajoutée pour lesquels le facteur temps est prépondérant (fleurs, médicaments, courrier express, etc.) et relativement légers, étant donné l’utilisation des voies TGV existantes, conçues pour du trafic de passagers.

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Illustration 1: Carte du réseau Euro Carex (source : www.eurocarex.com)

Le projet comprend ainsi la création de terminaux air/fer/route, situés juste à côté des aéroports cargo et à proximité des lignes ferroviaires à grande vitesse. En Belgique, l’implantation d’un tel terminal est envisagée à proximité de l’aéroport de Bierset, qui transporte chaque année plus de 450 000 tonnes de fret[482.142 tonnes en 2009 selon le site internet du projet Liège Carex ([www.liegecarex.com).]]. Le site dispose d’atouts indéniables : le terrain appartient déjà à la Région wallonne, une révision du plan de secteur est en cours pour y inscrire ce terminal et les raccords ferroviaires, il n’est donc pas utile d’investir pour maîtriser l’aspect foncier, et surtout, les connexions au réseau ferroviaire proche sont relativement aisées et peu coûteuses. Projet de niche, certes (il ne concernera que quelques trains par jour dans un premier temps et des marchandises limitées), mais pionnier et à ce titre intéressant.

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Illustration 2: Plan de situation du projet de future gare de Liège Carex (source : www.liegecarex.com)

Projet à soutenir, donc, politiquement ? Sans doute, mais, et la nuance a son importance, en veillant à maîtriser les subtiles man½uvres de communication qui l’entourent actuellement. Et en élargissant la réflexion, car il existe aussi d’autres enjeux pour le rail belge, et d’autres projets de transport ferroviaire de marchandises en Wallonie qui ne bénéficient pas d’une telle attention politico- médiatique. Car le flou qui règne aujourd’hui, d’une part, sur le fonctionnement concret et la viabilité économique du projet et, d’autre part, sur le « qui paie quoi ? », aboutit à une évaluation tronquée des enjeux, difficultés et opportunités réelles du dossier Liège Carex.

Quelques éléments pour tenter d’y voir plus clair…

Du point de vue du fonctionnement concret, tout d’abord, il importe d’avoir en tête que les rames ferroviaires ne pourront pas, dans le projet actuel, emprunter la ligne TGV n°2 se situant à proximité de Liège (voir figure 4). Liège-Carex sera desservi par la ligne 36A, qui borde la piste de Bierset. Cette ligne se détache de la ligne 36 (ligne classique Bruxelles-Liège) à quelques centaines de mètres de là, à Voroux-Goreux. La ligne 2 (ligne à grande vitesse Leuven-Ans) se raccorde, elle, à la ligne 36 (ligne classique Bruxelles-Leuven-Liège) quelques centaines de mètres plus loin, au-delà donc de la bifurcation vers la ligne 36A. Pour quelques centaines de mètres, on « loupe » donc le raccord vers la ligne 36A… Pour lever ce problème, il faudrait investir plusieurs dizaines de millions d’euros, pour construire une nouvelle courbe de raccord direct entre la ligne 2 et la ligne 36A (en plus des aménagements anti-bruit éventuellement nécessaires, estimés à 10 à 20 millions d’euros). L’étude Ernst & Young de 2007, commanditée par Liège-Carex, avait conclu que cette possibilité était irréaliste étant donné les coûts énormes et le faible différentiel de temps de parcours entre une circulation sur la ligne classique (ligne 36) entre Bruxelles et Liège-Carex et une circulation via la ligne à grande vitesse (ligne 2). Les performances de « grande vitesse » sont donc tributaires des caractéristiques des réseaux ferroviaires. Euro-Carex utilisera au mieux les performances des réseaux ferroviaires, mais ceux-ci ne permettent pas une circulation à grande vitesse partout, particulièrement en Belgique où on ne pourra circuler à 300 km/h qu’entre Hal et la frontière française, et entre la banlieue anversoise et la frontière hollandaise. Le reste du temps, il faudra se contenter d’une vitesse comprise entre 200 km/h et 60 km/h (traversée de Bruxelles). Entre Louvain et Liège, on pourra atteindre 160 km/h au maximum sur la ligne classique n°36.

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Illustration 3: Le réseau à grande vitesse du Nord de l’Europe (source : Infrabel)

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Illustration 4 : Infrastructure ferroviaire dans la zone de Liège (source : Infrabel)

Deuxième enjeu, la viabilité économique du projet : pour arriver à un taux de remplissage suffisant, il sera sans doute nécessaire à Liège Carex de s’ouvrir à d’autres types de fret que les seuls prévus initialement (courrier express). Une rame de TGV fret représente ainsi une centaine de tonnes de marchandises, soit l’équivalent d’un Boeing 747, trois Airbus A310, sept Boeing 737 ou six à sept camions. Si les opérateurs de courrier express peuvent garantir un certain volume de base de marchandises, celui-ci risque bien d’être insuffisant pour couvrir les coûts du service. Selon l’étude de la volumétrie des flux prévisionnels réalisée en 2007 par le bureau Ernst & Young[Cette étude est disponible sur le site [www.liegecarex.com]], le taux de remplissage ne pourra franchir le seuil minimal de 60% que si l’on imagine transporter du fret aérien conventionnel et/ou du fret routier de haute valeur ajoutée. Il importe donc, prioritairement, de convaincre d’autres entreprises et d’autres filières de se lancer dans le projet, afin de lui donner toutes ses chances de réussir. Pas évident lorsque l’on sait que ces autres clients potentiels ont souvent des filières logistiques bien organisées, essentiellement par camion.

Un troisième enjeu, et non des moindres, est celui du financement du projet. Et c’est là, essentiellement, que la communication péche par manque de clarté. Trois aspects sont à distinguer dans le budget global du projet.

Le premier concerne le raccordement au réseau Infrabel. Comme indiqué plus haut, c’est bien l’option de la ligne 36A qui est défendue depuis les études 2007-2008 (et non pas l’utilisation de la dorsale wallonne comme cela a été évoqué par J.-P. Grafé, il y a quelques semaines, en confondant les projets proposés dans le projet de Plan de développement de la desserte ferroviaire en Wallonie). Cette partie technique, assez limitée, est, comme tous les raccordements industriels, à charge du gestionnaire d’infrastructure, donc d’Infrabel, et ne devrait concerner qu’un budget minime (on parle de 200 000 ou 300 000 euros)[[Ces explications techniques sont issues de la présentation faite par M. Nicaise, du bureau Tritel, lors du débat au Parlement wallon du mardi 15 novembre 2011.]]. Il s’agit, concrètement, d’installer l’aiguillage et les signaux, bref de créer le point de connexion vers le réseau Infrabel (partie publique du raccordement). Rien de bien croustillant, donc, en termes de deniers publics, et nul besoin d’inscrire ce budget aux premières lignes du prochain Plan pluriannuel d’investissement du groupe SNCB (2013-2025), tant les montants sont modestes[[Pour rappel, le précédent Plan pluriannuel d’investissement couvrait 10,7 milliards d’euros sur cinq ans… L’ordre de grandeur n’est donc pas tout à fait comparable.]].

Le second aspect concerne la pose des voies à partir de l’aiguillage réalisé, et la construction du terminal à proximité de l’aéroport. Ces frais (aménagement des voies et équipements depuis le point de connexion créé par Infrabel jusqu’à l’entreprise) sont, et il est important de le rappeler, à charge du client, en l’occurence de l’asbl Liège Carex (dont le Conseil d’Administration comprend des représentants de Logistics in Wallonia, de TNT Airways, d’Euro Carex, de la SNCB-Holding, de Liège Airport, du GRE-Liège et d’Infrabel). Un montage financier peut donc être envisagé entre la SOWAER, Liège Airport et Liège Carex afin de prendre en charge ces frais de raccordement. Des aides publiques régionales ou de type FEDER peuvent également intervenir[[Étant donné qu’il s’agit avant tout d’un projet à connotation aéroportuaire, il serait d’ailleurs logique que ces aides publiques éventuelles soient déduites du budget alloué au développement de l’aérien en Région wallonne. Cette remarque vaut aussi pour le soutien financier éventuel de la Région wallonne au raccordement ferroviaire à l’aéroport de Gosselies, qui est avant tout un projet visant à développer le secteur aérien lowcost à Charleroi.]]. Mais, quoiqu’il en soit, ce budget, estimé à 20 – 25 millions d’euros, ne pourra être à charge d’Infrabel, à moins de revoir totalement les règles belges en la matière. Mais dans ce cas, il faudrait, par équité, faire de même pour toutes les entreprises ou intercommunales belges qui sollicitent un raccordement au réseau. On peut imaginer qu’Infrabel ne souhaitera pas créer un tel précédent…

Troisième aspect, enfin, c’est celui de l’exploitation, c’est-à-dire essentiellement de l’achat du matériel roulant TGV fret. Selon l’étude Ernst & Young 2007, « les rames TGV devront être configurées sur un modèle nouveau (et non pas sur le reconditionnement d’anciennes rames passagers) avec des planchers équipés de roulements à billes pour une manipulation aisée de conteneurs identiques à ceux utilisés dans les avions cargo » (www.liegecarex.com). Du matériel roulant neuf, donc, et particulièrement coûteux : comptez environ 30 millions d’euros par rame ! Pour l’ensemble du réseau Euro Carex, il faudrait une vingtaine de rames, donc un budget de 600 millions d’euros, auxquels il faudrait ajouter les autres coûts de l’exploitation (personnel, énergie, redevances réseau, etc.). On arrive donc à un investissement de 600 à 800 millions d’euros[[Estimations issues de la présentation faite par M. Nicaise, du bureau Tritel, lors du débat au Parlement wallon du mardi 15 novembre 2011.]], dont deux tiers directement pour l’achat des rames ! La question qui se pose est donc de savoir : qui va financer la commande de ce matériel roulant ? Et là, outre les aberrations que cela poserait pour l’ensemble des navetteurs quotidiens, obligés de voyager dans des trains vieux de plus de cinquante ans, le financement de cet achat par la SNCB (puisque c’est elle qui est en charge de ces investissements pour le trafic de passagers) est tout bonnement impossible ! Dans un marché libéralisé comme c’est le cas du trafic de marchandises, la législation européenne encadre très strictement un subventionnement quelconque de ce service par les pouvoirs publics ! Et c’est précisément cet aspect-là des choses qui est trop souvent oublié dans les communications régulières qui circulent autour du projet Liège Carex. La preuve, peut-être, que la formule miracle pour le financement de ce matériel roulant n’a pas encore été trouvée ?

La question qui se pose maintenant est donc bien de parvenir à convaincre des investisseurs privés que ce projet novateur peut être rentable[[C’est d’ailleurs ce que Jean-Pierre Grafé déclarait dans l’Echo du 9 février dernier. Si le projet est rentable, à quoi bon courir encore après les subsides publics ?]], alors qu’il n’y a, à ce jour, pas d’autres projets de fret à grande vitesse en Europe. Si un financement européen est envisageable, via l’inscription du projet dans le programme du réseau de base des RTE-T (Réseaux européens de transport) de la Commission européenne, il ne pourra concerner qu’une part minime du budget global, celui du raccordement et éventuellement de la construction de la plateforme. Même contrainte côté belge ou wallon[[Notons, en passant, qu’il aurait été un peu étrange que le Gouvernement wallon finance l’achat de rames TGV fret. Il faudrait aussi alors qu’il se mette à financer des péniches et des camions… Est-ce bien là sa vocation ?]]. Si l’on peut saluer la force de conviction de M. Grafé qui, à près de 80 ans, « pousse la charrette » d’un projet qui lui tient à c½ur, on peut par contre s’interroger sur la pertinence de mettre toute cette énergie dans un lobbying politique énorme, alors que la marge de man½uvre des pouvoirs publics, en particulier wallons, reste plus que limitée dans un tel projet (qui se développe dans un contexte international).

Ceux-ci ont d’ailleurs d’autres chats à fouetter en matière ferroviaire. Quand abordera-t-on les questions qui fâchent sur l’avenir du rail wallon ? Tant qu’on fait des ronds dans l’eau sur Liège-Carex, on ne parle pas des douloureux arbitrages qui vont devoir se faire en matière de politique ferroviaire (gare de Mons, raccordement ferroviaire à l’aéroport de Gosselies, etc.). Il serait sans doute bon que nos responsables politiques prennent à bras le corps les orientations du projet de Plan de développement ferroviaire wallon, en faveur de l’ensemble des usagers et entreprises du rail[[Il y a d’ailleurs des entreprises ou intercommunales wallonnes qui galèrent pour monter un projet de transport ferroviaire, avec parfois des perspectives de trafic plus élevées que Liège-Carex. Il est bon aussi de soutenir ces dossiers là, même s’ils ne sont pas « à grande vitesse »…]], au lieu de consacrer les trois-quarts de l’attention politico-médiatique à un projet qui les dépasse…

Si les politiques wallons et européens veulent favoriser des projets tels que Carex, ils doivent avant tout agir sur le coût du transport, et donc sur la fiscalité. Il est évident que le projet Euro Carex ne pourra pas se développer si les transport routier et aérien peuvent continuer à offrir des prix planchers, grâce à une fiscalité favorable. Il faut également d’urgence renforcer les contrôles dans le secteur routier, où les prix sont cassés grâce à un affranchissement des règles et le recours à une main d’½uvre bon marché, au mépris des législations et des droits de travailleurs. Tant que cela dure, le ferroviaire aura bien du mal à sortir de ces segments traditionnels de l’industrie lourde. C’est là que le monde politique peut agir. Tout ce qui va dans ce sens fera pencher la balance économique en faveur de projets de report modal intéressants, comme celui de Liège Carex.

Céline Tellier

Anciennement: Secrétaire générale et Directrice politique