Pourquoi la croissance a disparu… et ne reviendra pas de sitôt !

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Selon plusieurs experts, le rôle de l’énergie est insuffisamment pris en compte dans les théories économiques. Une lecture énergétique de l’évolution de l’économie ces dernières décennies s’avère pour le moins éclairante sur les causes de la stagnation de la croissance. Et ne laisse pas beaucoup d’illusions sur les possibilités de sortir du marasme actuel en cherchant à rétablir la croissance à tout prix.

Physiquement, l’énergie est ce qui permet de transformer le monde. En particulier, l’énergie est ce qui permet à l’homme de transformer son environnement, d’y puiser des matières premières, de les déplacer et de les transformer en biens de consommation. Il n’est donc pas étonnant qu’un lien fort existe entre énergie consommée et vitalité économique.

Jean-Marc Jancovici, ingénieur spécialiste des questions énergétiques, et Gaël Giraud, directeur de recherche en économie mathématique au CNRS, ont étudié la question. Cet article se base sur leurs travaux (références en fin d’article). Ces questions ont aussi été abordées par le comité « Pics du pétrole et du gaz » du Parlement Wallon.

Lien entre PIB et énergie, que disent les observations ?

Une forte corrélation existe entre le PIB mondial et la consommation mondiale d’énergie, comme le montrent les graphiques suivants. Les années de forte croissance sont aussi celles ou la hausse de la consommation énergétique est importante.

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Dans le premier graphique, chaque point rouge représente une année.
Source des deux illustrations : Audition de Jean-Marc Jancovici à l’Assemblée nationale, le 6 février 2013.

Bien sûr, corrélation ne signifie pas automatiquement causalité. Il faut donc aller plus loin dans l’explication de ce lien apparent. La croissance du PIB par personne peut être écrite comme la somme de deux termes où intervient l’énergie : primo la croissance de l’intensité énergétique du PIB (combien d’unités de PIB sont produites par unité d’énergie consommée dans l’économie), secundo la croissance de l’énergie consommée par personne[[Soit le PIB par personne : A = PIB/POP, l’intensité énergétique du PIB : B = PIB/NRJ et l’énergie primaire par personne : C = NRJ/POP. Les lecteurs familiers avec les mathématiques constaterons que si A = B x C, au premier ordre on a bien ΔA/A = ΔB/B + ΔC/C.]] :

croissance PIB/POP = croissance PIB/NRJ + croissance NRJ/POP

On observe que l’amélioration de l’efficacité énergétique (intensité énergétique du PIB mondial) est assez lente : ces dernières décennie elle était en moyenne légèrement inférieure à 1 % par an. Quant à la croissance de l’énergie primaire consommée annuellement par personne, elle était en moyenne supérieure à 2,5 % avant 1980, et est tombée à 0,4 % depuis.

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Source des deux illustrations : Audition de Jean-Marc Jancovici à l’Assemblée nationale, le 6 février 2013.

Schématiquement, l’équation ci-dessus donne donc sur ces périodes :

trente glorieuses : 3,5 % = 1 % + 2,5 %

depuis 1980: 1,4 % = 1 % + 0,4 %

La baisse de la croissance mondiale depuis 1980 peut donc se comprendre sur base de la diminution de la croissance de la consommation d’énergie. Faut-il donc pousser à une consommation débridée d’énergie pour relancer la croissance ? Non, certainement pas. D’une part, les énergies que nous consommons, majoritairement fossiles, mettent en péril notre cadre de vie en provoquant un dangereux réchauffement global. D’autre part l’approvisionnement est limité. Utiliser plus d’énergie, c’est accroître notre prédation sur des ressources naturelles dont beaucoup sont en déclin.

Jean-Marc Jancovici fait ainsi le lien entre le ralentissement de la croissance et les limites de l’approvisionnement énergétique mondial, et notamment le pic du pétrole.

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Gaël Giraud insiste également sur cette lecture énergétique en analysant l’évolution économique de ces dernières années : « en 1999, le baril est à 9 dollars. En 2007, il tourne autour de 60 dollars (avant de s’envoler à 140$ du fait de la tempête financière). Nos économies ont donc connu un troisième choc pétrolier au cours des premières années 2000, de même amplitude que ceux des années 1970, quoique davantage étalé dans le temps ».

Face à cette situation, « nos économies se sont endettées pour compenser la hausse du prix du pétrole », mais « le remède qui a rendu possible d’amortir le choc pétrolier a donc aussi provoqué la pire crise financière de l’histoire, elle-même largement responsable de la crise actuelle des dettes publiques, de la fragilisation de l’euro, etc. Tout se passe donc comme si nous étions en train de payer, maintenant, le véritable coût de ce troisième choc pétrolier.  »

« Le vrai rôle de l’énergie va obliger les économistes à changer de dogme »

Gaël Giraud fait part d’une objection couramment faite par d’autres économistes : Il est possible que l’énergie ne joue pas un rôle fondamental dans la croissance, mais que parce qu’il y a de la croissance, les gens consomment plus d’énergie.

Mais cette objection ne le convainc pas. En effet, certains postulats et prédictions de base de la théorie économique conventionnelle sont sérieusement ébranlés par ses travaux. Gaël Giraud observe à partir des données historiques que si la consommation d’énergie augmente de 100 %, la hausse de PIB induite est de l’ordre de 60 %, et non de 10 % comme prédit par la théorie économique conventionnelle. Empiriquement, il est donc démontré que cette dernière sous-estime le rôle de l’énergie. De plus, les variation de la consommation d’énergie précèdent généralement les variations du PIB.

« Le vrai rôle de l’énergie va obliger les économistes à changer de dogme », conclu Gaël Giraud, qui souligne que « la micro-économie traditionnelle souffre de nombreuses erreurs internes, approximations et autres court-circuits intellectuels, qui rendent ses conclusions extrêmement fragiles  ». Il s’agit de « problèmes d’apparence technique mais qui sont, au fond, décisifs pour le débat politique contemporain  ».

Une comptabilité mondiale déficiente

Jean-Marc Jancovici met le doigt sur un autre problème.

Tant que les prélèvements dans les ressources naturelles sont négligeables par rapport au stock de ressources, on peut considérer ce stock comme étant infini, et les ressources gratuites pour qui se donne la peine d’aller les chercher. Cette approximation était totalement pertinente quand a été conçue la comptabilité économique il y a deux siècles.

Seulement voilà, cette approximation régit toujours notre rapport aux ressources à l’heure actuelle, dans un contexte radicalement différent. Aujourd’hui que les prélèvements sont importants et que les stocks sont largement entamés, la comptabilité économique est devenue totalement fausse : on ne peut plus considérer les ressources de la nature comme gratuites à prendre car elles ne peuvent plus être considérées comme infinies.

Un exemple simple pour illustrer : il est absurde de considérer comme nulle la valeur économique du dernier couple de poisson qui nage dans la mer. Sans même entrer dans un débat moral ou éthique (important par ailleurs), la valeur économique du dernier couple de poisson est inestimable, car il s’agit de l’ultime possibilité de conserver une ressource renouvelable ou de la perdre à jamais.

Comprend-t-on les prix ?

La focalisation sur le prix des choses ne doit pas faire oublier la réalité matérielle cachée derrière ces prix. Comme le souligne Gaël Giraud, « beaucoup d’économistes préfèrent regarder des prix et des quantités monétaires plutôt que des quantités physiques  ». Mais on constate empiriquement que dans bien des situations, les prix ne sont pas des indicateurs fiables des évolutions économiques. Et qu’on ne peut tout simplement ignorer la question des volumes et des stocks disponibles.

Inversement, la prédiction du prix de l’énergie, même à relativement court terme, reste une entreprise inaccessible à la science économique actuelle, comme en témoigne le graphique suivant qui reprend les prévisions successives de l’Agence Internationale à l’Energie et les compare à l’évolution réelle.

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L’élasticité, ce concept central en économie qui postule une relation linéaire entre le prix d’un bien et sa consommation, est une approximation extrêmement simpliste dont les économistes usent et abusent sans suffisamment prendre la peine d’interroger le domaine de validité. Le fait que certains définissent une élasticité de court terme et une élasticité de long terme montre que d’autres éléments que le prix, notamment la structure de l’économie et son histoire (notion d’hystérésis), ont une influence déterminante.

Au-delà de la croissance

Si les investissements dans l’efficacité énergétique et les énergies alternatives sont cruciaux pour amortir les chocs socio-économiques auxquels on peut s’attendre, il n’en reste pas moins nécessaire de sortir d’une vision exclusivement centrée sur la croissance.

En conclusion, Gaël Giraud note que « faire croître le PIB n’a guère d’importance. D’où l’inanité des débats sur la croissance verte, qui s’interrogent sur le fait de savoir si la transition est compatible avec la croissance du PIB. La bonne question, c’est : comment opérer la transition de manière à assurer du travail pour le plus grand nombre, et un style de vie à la fois démocratique et prospère ? »

Sources et ressources