HUMEUR : « Viva for Life » ou le triomphe de l’indécence

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Ça y est, c’est reparti : depuis ce dimanche 17 décembre, la dynamique Sara, le sympathique Cyril et l’ophélique Fontana, respectivement animateurs et journaliste de la RTBF, ont investi le cube de verre posé sur la Grand-Place de Nivelles d’où ils sortiront le samedi 23 décembre après avoir assuré 6 jours et 6 nuits « d’émission en direct non-stop au profit de la cause »[[https://www.rtbf.be/vivacite/emissions/detail_viva-for-life/la-cause/article_la-pauvrete-des-enfants-une-realite-qui-indigne?id=9740988&programId=5973]]. La cause ? « La pauvreté des enfants, une réalité qui indigne… »[[https://www.rtbf.be/vivacite/emissions/detail_viva-for-life/la-cause/article_la-pauvrete-des-enfants-une-realite-qui-indigne?id=9740988&programId=5973]] et contre laquelle notre radio-télévision de service public a décidé de mobiliser ses équipes, ses auditeurs, téléspectateurs et internautes ainsi que, ne les oublions surtout pas, ses sponsors. D’où ces 6 jours et 6 nuits – 144 heures, 8.640 minutes, 518.400 secondes – d’antenne mais aussi de défis divers, de ventes aux enchères et d’événements exceptionnels, forcément exceptionnels, organisés à travers la Fédération Wallonie Bruxelles sous le nom de code « Viva for Life ». Objectif : « dépasser le record de dons établi l’an dernier à Charleroi : 3.452.310 euros », des dons redistribués à « des projets d’associations actives sur le terrain de la petite enfance et de la pauvreté »[[Dossier de presse de l’opération, « Viva for Life – Un sourire pour l’avenir ! », page 3 -http://rmb.be/uploaded/pdf/dossier_de_presse_viva_for_life_2017_23_10_presse.pdf]].

Tout cela serait bel et beau si la façade humaniste de cette grand-messe médiatico-caritative ne dissimulait pas une réalité indécente, c’est-à-dire, dixit Larousse, qui « choque par son caractère ostentatoire, inopportun, déplacé ». La copie à l’identique des recettes ayant fait le succès des Téléthon, Télévie et autres Cap 48 constitue en effet bien davantage qu’une faute de goût ; il s’agit d’une erreur majeure et lourde de sens. Car l’enjeu diffère ici du tout au tout. Il n’est plus question de chercher des moyens additionnels pour faire face à des maux qui nous échappent – la maladie, le handicap voire les conséquences d’une catastrophe naturelle – mais bien de feindre de remédier à une situation dont la responsabilité nous incombe collectivement et que nous devrions combattre solidairement.

Christine Mahy, Secrétaire générale et politique du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP) qui sait donc de quoi elle parle, livre une analyse sans équivoque ni concession : « (…) alors qu’il s’agit en réalité d’aider des associations qui aident, on franchit en permanence le pas qui laisse entendre que c’est à la pauvreté des enfants elle-même que l’émission « s’attaque ». »[[Jean Blairon et Christine Mahy, « Bye bye pauvreté ? », Analyse critique de la 4ème édition de « Viva for Life », Intermag.be, analyses et études en éducation permanente, RTA asbl, janvier 2017 www.intermag.be/583.]] Et de préciser son analyse : « « Viva for life » a pour objectif de récolter des dons pour aider les associations qui aident les enfants vivant dans la pauvreté. Ces fonds caritatifs peuvent probablement aider les associations appauvries par les politiques d’austérité menées depuis la crise bancaire de 2008, mais on ne peut prétendre que la situation des enfants s’est significativement améliorée pour autant. (…) Il semble indécent d’oublier que ces enfants soumis à la pauvreté vivent d’abord dans des familles que les choix sociétaux appauvrissent et que ces familles, en dehors de mesures structurelles fortes et audacieuses, sont précisément condamnées à être sans « à-venir ». »

On pourrait rétorquer qu’il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque entre ces deux dimensions, qu’on doit pouvoir prendre en charge les conséquences sans négliger la lutte contre les causes. Sauf que le discours compassionnel de circonstance dans une action de ce type ne s’accommode pas d’une réflexion politique qui altérerait ses effets. La détresse des enfants vivant sous le seuil de pauvreté dans notre royaume de Cocagne et l’aide que l’on se doit de leur apporter monopolise l’attention sans que jamais ne soit abordé le « pourquoi » fondamental de leur situation (et encore moins le comment y remédier de manière pérenne).

Conscients des reproches exprimés lors des éditions précédentes, les promoteurs de l’opération tentent de se dédouaner en précisant leur rôle : « On est là pour attirer l’attention, pour mettre le problème en lumière… »[[Sara De Paduwa, intervention en direct dans l’émission VIEWS du 17/12/2017]] Et selon eux, c’est mission pleinement et brillamment accomplie : « En février 2017, une étude de Dedicated Ressources sur un échantillon de plus de 1.000 Belges francophones a montré que l’action Viva for Life a significativement contribué à améliorer la niveau de connaissance du grand public en matière de pauvreté infantile : 69% estiment que Viva for life a contribué à la sensibilisation du public aux problèmes des jeunes enfants vivant sous le seuil de pauvreté ; 39% ignorent que 25% des enfants vivent sous le seuil de pauvreté en Wallonie et 33% à Bruxelles ; parmi ceux qui connaissent le pourcentage d’enfants vivant sous le seul de pauvreté, 76% affriment que Viva for Life a contribué à mieux leur faire connaître l’importance de ces proportions. »[[Dossier de presse de l’opération, « Viva for Life – Un sourire pour l’avenir ! », page 5]]
Concédons-leur ce succès… non s’en s’étonner/s’inquiéter que l’éducation des foules se fassent par le biais d’un charity-show plutôt que par des émissions d’information.
Reste que connaître l’existence et l’importance d’un problème sans vouloir ou pouvoir en questionner les causes profondes n’a que peu d’intérêt et encore moins d’impact.

Là encore, Christine Mahy pointe le problème et, surtout, son impact contre-productif : « (…) Face à de tels défis, l’évanescente vague caritative ne peut rien. Elle peut même être très nuisible, si elle fait croire que les choses, désormais, ont changé. Seules des mesures structurelles peuvent changer la donne ; l’élan caritatif et l’émotion « partagée » (ou vendue) ne changent que la représentation que les donateurs se donnent d’eux-mêmes. (…)
L’émission ne tient pas ses promesses envers la cause qu’elle entend défendre ; on peut même craindre qu’elle n’ait pour effet de détourner l’opinion publique de la revendication bien nécessaire de mesures structurelles qui s’attaquent réellement et en profondeur à la pauvreté d’une manière durable. En outre, en centrant l’attention sur la pauvreté plutôt que sur les politiques structurelles dont celle-ci est la conséquence, l’émission risque de concourir, selon l’expression de Bourdieu, à une « politique de dépolitisation ». (…) »[[Jean Blairon et Christine Mahy, « Bye bye pauvreté ? », opcit.]]

C’est sans doute l’erreur/horreur la plus grave et la plus inquiétante de cette opération (et de ses semblables) : faire d’un enjeu de solidarité collective une question de charité individuelle. Car non seulement il appartient à l’Etat de mettre en œuvre des politiques évitant la paupérisation de sa population (enjeu de la réflexion escamotée sur les « causes ») mais il lui revient également de déployer des mécanismes permettant une prise en charge efficace de celles et ceux qu’il n’aura su préserver de l’appauvrissement. En clair, l’aide aux plus démunis ne relève ni du bon cœur ni des bonnes œuvres mais de la solidarité nationale exprimée à travers la sécurité sociale et le financement public de structures d’aide adaptées.

La dérive préoccupe au-delà de celles et ceux impliqués dans la luttre contre la pauvreté ; elle interpelle également les spécialistes du récit médiatique. André Liénard, ancien Secrétaire général du Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ), lui a ainsi consacré une une Carte Blanche : « (…) On nous explique aujourd’hui qu’un enfant sur 4 de 0 à 6 ans vit sous le seuil de pauvreté. Les sommes récoltées durant l’opération de solidarité doivent servir à l’aider. Mais ne serait-il pas plus opportun d’enrayer la pauvreté en s’attaquant à ses causes ? Car la situation actuelle n’est pas une fatalité. En Belgique, nous ne partons pas d’une pauvreté massive préexistante comme dans des pays du Sud. Au contraire, la situation sociale en général et celle des enfants en particulier n’a cessé de s’améliorer entre le fin du 19e siècle et 1980 environ.
La pauvreté n’existait pas chez nous dans la même proportion il y a quarante ans, avant le virage à droite toutes et le retour de la vague bleue libérale. Elle s’est accrue en même temps que les inégalités socio-économiques, que les coupes dans les budgets de l’État et que l’affaiblissement des mécanismes de solidarité globale : allocations de chômage, sécurité et aides sociales… Les exclusions se font de plus en plus nombreuses, les conditions d’accès de plus en plus strictes, et l’on s’étonne de devoir faire ensuite appel à la solidarité du public. C’est le mythe libéral dans tout son cynisme : au nom du soi-disant salaire-poche et de la compétitivité, on diminue les cotisations payées par tous, on réduit les capacités d’action de l’État, on privatise les prestations, on accentue les besoins d’aide de ceux qui ne peuvent pas les payer et on fait ensuite appel à la générosité du public pour y répondre. Et le comble est atteint lorsque les acteurs politiques et économiques qui mènent ces politiques viennent remettre un don sous les applaudissements.
»[[http://plus.lesoir.be/76253/article/2017-01-05/la-solidarite-cest-aussi-une-affaire-detat]]

Je situerais en ce qui me concerne le comble de l’indécence dans le choix – ou l’acceptation – des sponsors associés à cette opération (pour autant que l’on accepte le principe même d’une telle association de sponsors/annonceurs s’acquittant pour cette visibilité d’une facture qui, si je ne me trompe, engraisse les caisses de la régie publicitaire ertébéenne et non la cagnotte de « Viva for Life »…). J’échoue ainsi à comprendre la présence d’un « Planète Parfum » dont les produits de dernière nécessité se vendent à des prix faisant injure aux besoins primaires de beaucoup. Et que dire du statut de « partenaire principal de l’action »[[https://www.rtbf.be/vivacite/emissions/detail_viva-for-life/partenaires/article_belfius-se-donne-a-100-pour-viva-for-life?id=9744100&programId=5973]] accordé à Belfius ? J’ai beau avoir l’esprit particulièrement ouvert et accueillant, c’est le genre d’info qui échoue à s’y installer sereinement.

Car enfin, Belfius, c’est quand même l’ancienne Dexia, une de ces banques à la gestion disons « aventureuse » qui furent balayées par la crise financière de 2008, crise catastrophique pour nombre d’épargnants mais aussi pour les finances publiques, l’Etat devant investir massivement pour éviter un chaos annoncé. Belfius qui jurait de ne pas reproduire les erreurs de maman Dexia mais serait sur le point de se relancer dans la course au jackpot ayant entraîné la chute de celle-ci.

« D’aucun se souviendront de la débâcle de Dexia. Celle-ci est largement liée à l’engagement de l’ex-banque des communes dans des opérations spéculatives, les subprimes et la titrisation[[Technique financière consistant à transformer des prêts ou des contrats conclus entre un établissement de crédit et un client en titres échangeables sur des marchés financiers.]]. (…) Quelques années seulement après ce scandale, la direction de Belfius affirme désormais vouloir développer deux segments d’activité : l’assurance et surtout les produits d’investissements pour ses clients. (…) Nous sommes ici assez loin du modèle de banque de dépôt qui consiste à gérer, comme son nom l’indique, les dépôts des clients et à octroyer des crédits en fonction de ceux-ci. (…) »[[http://www.econospheres.be/La-strategie-2020-de-Belfius]]

Belfius qui, à l’instar de ses concurrentes, prépare une restructuration qui laissera sur le carreau une part non négligeable de son personnel. « Un autre point de la stratégie 2020 pour Belfius concerne la digitalisation, autrement dit le passage à des supports numériques pour toute une série d’opérations qui nécessitaient auparavant la rencontre d’un conseiller ou de devoir signer et remettre des documents de manière physique. Belfius affirme d’ores et déjà dans son rapport annuel que la digitalisation lui a permis de réduire sa quantité de déchets papiers et cartons de respectivement 37 et 49%. Outre les économies sur les rames de papier et les cartouches d’imprimantes, c’est sur les frais de personnel que la banque, à l’instar de ses concurrents espère réaliser des économies. En effet, cette stratégie vise à réduire le personnel nécessaire en agence, les services à disposition et in fine à fermer une partie de son réseau physique. Deux risques principaux accompagnent cette stratégie. Le premier concerne les travailleurs et les exemples des concurrents de Belfius suffisent à en comprendre l’enjeu. »[[http://www.econospheres.be/La-strategie-2020-de-Belfius]]

Il devait y avoir moyen de trouver un partenaire plus en phase avec la cause, non ?

La mise en scène de « Viva for Life » ne mériterait pas une telle attention si elle n’était pas révélatrice et exemplative d’une évolution sociétale inquiétante : les actions caritatives ponctuelles qui, hier, répondaient à des crises extraordinaires font place aujourd’hui à des opérations récurrentes devant pallier le désinvestissement progressif des mécanismes de solidarité assurés par l’Etat. Cette évolution pousse non seulement le citoyen à se prémunir individuellement contre les aléas de la vie avec des assurances maladie, chômage, pension, etc. mais aussi à s’approprier (ou non) le devoir de solidarité envers ses congénères. C’est le cas dès à présent vis-à-vis de ceux tombés dans la pauvreté ; cela risque de l’être demain pour les chômeurs, les malades et bien d’autres. A nous de savoir si nous préférons cette charité qui, bien ordonnée, commencera par nous-mêmes au risque de s’y limiter ou si nous tenons à ce que la solidarité reste le socle et le ciment de notre société.

Cet exemple constitue par ailleurs un avertissement quant au biais avec lequel « nous » affrontons de plus en plus souvent les problèmes auxquels nous sommes confrontés, un biais nous amenant à vouloir traiter les conséquences sans chercher à éradiquer les causes. A nous d’y être vigilants, notamment sur les enjeux environnementaux qui nous mobilisent.

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