Implantations commerciales : pressions pour une dérégulation maximale

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Le 9 juin dernier avait lieu un des rendez-vous annuels les plus attendus de la scène immobilière belge, le séminaire de Hemptinne. Le cadre des festivités était un lieu symbolique de la grande finance : le siège d’ING-Belgique à Bruxelles. Au menu du jour, hormis un gargantuesque buffet à faire pâlir l’un ou l’autre étoilé Michelin, la question aussi cruciale que polémique des implantations commerciales. Depuis le retentissant refus par le ministre Philippe Henry du permis pour le mégaprojet de Citta Verde, la question passionne (et divise) l’opinion. Grandes lignes des débats et analyse.

Ce qui fait souvent figure de grand-messe de l’immobilier belge s’est transformé cette année en tour d’horizon général des positions des uns et des autres sur la question des implantations commerciales. Milieux économiques et milieux politiques de l’ensemble du pays ont ainsi pu faire part de leurs positions mettant à jour d’importantes divergences.

Si les milieux économiques ont exprimé leur exaspération par rapport à un cadre légal jugé arriéré qui étrangle les initiatives, les milieux politiques réaffirmaient clairement quant à eux leur légitimité à réguler le développement commercial. La pierre d’achoppement essentielle entre les deux camps : la dimension « aménagement du territoire » de la localisation des activités commerciales. Si celle-ci relève de l’évidence pour le politique, il n’en va pas de même pour les milieux économiques qui se passerait volontiers de cet encadrement.

Mais, considérer qu’on ne fait pas d’aménagement du territoire quand on localise des activités commerciales revient de facto à retirer au pouvoir politique toute légitimité à encadrer leurs développements.

L’essentiel de la compétence « commerce » est aujourd’hui régi au niveau européen. Suivant un processus consubstantiel à la construction européenne, les restrictions nationales en matière de commerce ont été continuellement revues à la baisse. Avec en ligne de mire la constitution d’un grand marché intégré où tant les marchandises que les services circuleraient sans contraintes, les Etats ne peuvent aujourd’hui quasiment plus s’immiscer d’une manière directe et formelle dans les domaines commerciaux.

Dans ce contexte l’aménagement du territoire reste la seule possibilité pour les autorités d’influer sur les processus de localisation. Si les institutions européennes en font en permanence à tout le moins formellement (schéma de développement de l’espace communautaire, fonds structurels, matières environnementales) l’aménagement du territoire reste une compétence nationale – en Belgique, régionale. Faire relever les localisations commerciales de la dimension « aménagement du territoire », c’est donc plus ou moins reconnaître la légitimité de l’immiscion du politique dans les implantations commerciales. Et c’est là que le bât blesse. Entre milieux politiques et milieux économiques, il n’y a aucun consensus sur la question. Le séminaire l’a démontré à l’envi.

Les milieux économiques présentent ainsi un tableau enchanteur du développement commercial en Belgique. A les entendre le secteur se porterait à merveille. Ce qui, sans être faux, n’est pas tout à fait juste.

Ainsi selon Cushman & Wakefield, la vacance locative en 2009 des 12 rues commerçantes les plus importantes du pays avait été à peu près nulle. Malgré la crise économique la plus grave de ces dernières décennies, les chiffres d’affaires de ces artères n’avaient pas reculé. Au premier semestre 2010, profitant d’un niveau soutenu de consommation, leurs chiffres d’affaires semblaient même repartir à la hausse.

Toujours selon Cushman & Wakefield, la situation serait aussi enchanteresse pour les shopping-centers. En 2009, un grand nombre de projets de shopping-centers a été réalisé. Des dizaines de milliers de m² nouveaux ont été amenés sur le marché. D’emblée, quasiment l’entièreté de ces surfaces ont trouvé preneur. La vacance locative demeure dans les shopping-centers extrêmement faible. Les développeurs de bureaux rêvent de pareille situation. Pour exemple, dans le marché du bureau bruxellois, le taux de vacances dépasse régulièrement les 10% ; début 2010 près d’1,25 millions de m² y étaient inoccupés.

Grandes rues commerçantes et shopping-centers connaissent donc une situation enviable. Mais ce n’est pas le cas de toutes les activités commerciales. Réduire l’activité commerciale à ce secteur est extrêmement réducteur. Les petits commerces qui animent les rues des villes et villages et structurent dans la proximité la vie sociale ne s’en tirent pas à si bons comptes. Les cellules commerçantes vides sont aujourd’hui très nombreuses dans chaque coin de Wallonie. Ce qui y génère des dommages graves sur la qualité de vie et l’animation des centres urbains.

La santé du tissu commercial belge est donc aujourd’hui en demi-teinte. Les arguments des développeurs commerciaux, principaux artisans des grandes rues commerçantes et des shopping-centers, doivent donc être reçus avec prudence. Quand les développeurs commerciaux plaident pour un assouplissement généralisé de la législation, ils font une présentation très orientée de la situation commerciale.

Les difficultés du tissu commercial traditionnel sont en effet tues, tout comme les incidences négatives en matière d’aménagement du territoire des grosses structures commerciales, qu’elles soient localisées en périphérie ou en ville. Car les shopping-centers et les rues commerçantes, s’ils trustent l’essentiel de l’animation commerciale, se développent au détriment de l’urbanité traditionnelle qui est faite de densité et de mixité des fonctions – des logements au-dessus de commerces proches de bureaux et d’équipements collectifs. L’urbanité, c’est pourtant ce qui fait la ville, et qui continue d’être aujourd’hui encore une des caractéristiques les plus remarquables des villes belges.

La Belgique compte actuellement peu de shopping-centers, en tout cas, quand on compare sa situation à celle des autres pays européens. Sur les 17 millions de m² dédiés au commerce dans le pays, seuls 6%, soit moins d’un million, sont constitués de shopping-centers. Cela fait de la Belgique le 26ème pays européen pour la surface en shopping-center par habitant, ce qui est presque 7 fois moins qu’en Norvège.

Ce « déficit » est souvent citée par les professionnels du secteur comme totalement aberrant. Mais l’est-il vraiment ? Est-ce réellement un drame si les shopping-centers, en raison d’un cadre légal longtemps demeuré restrictif (ou structurant, c’est selon), n’ont pas connu le même développement en Belgique qu’ailleurs,? Ne doit-on pas au contraire se satisfaire d’une situation, qui a permis aux villes belges de conserver un intérêt que beaucoup de villes d’autres pays ont complètement perdu ? Quand on fait de l’aménagement du territoire, et qu’on cherche un modèle d’urbanisation le plus qualitatif et le plus durable, on peut le penser.

Au c½ur de tous ces débats, le cadre légal de l’immobilier commercial. Il a sensiblement évolué ces dernières années. Cadenassé pendant longtemps en Belgique, le développement commercial a explosé avec l’adoption de la loi Ikéa en 2005. Jusque là très contrôlé par l’Etat fédéral, le développement commercial devient une prérogative quasi exclusive de la commune. En effet, le niveau fédéral par le biais de son comité socio-économique ne fait plus que remettre un avis non-contraignant sur les projets commerciaux d’importance. Cette législation très souple a conduit à une multiplication sans précédent en Belgique des shopping-centers de 2005 à aujourd’hui, avec des conséquences urbanistiques afférentes catastrophiques. Cette législation qui a révolutionné en quelques années la donne commerciale belge a été encore assouplie. En effet en 2006 les institutions européennes adoptaient la directive services.

Cette directive entre autres choses visait à supprimer toutes contraintes nationales à la libre circulation des services en Europe. Un prestataire étranger européen ne devait pas voir son entrée sur un marché national européen contingentée par la réussite de l’un ou l’autre test économique. Dans ce cadre un vrai régime d’autorisations économiques devenait proprement illégal. Le permis socio-économique, délivré par le comité éponyme, en a été profondément affecté. La loi de transposition de décembre 2009 l’a vidé de l’essentiel de son contenu. Tout ce qui s’apparente à un test économique est supprimé. Seul élément un poil tangible demeuré dans le texte : le respect du critère des atteintes à l’environnement urbain. Selon l’interprétation qui en sera faite par les autorités compétentes ce critère demeurera ou non la seule base légale sur laquelle argumenter un avis un peu négatif sur un projet.

Aussi ironique que cela puisse paraître, la Fedis, qui représente les intérêts des petits, moyens, et grands magasins, chaînes, et autres supermarchés s’est dite, à l’occasion du séminaire De Hemptinne, scandalisée par le maintien d’un tel critère. Elle le considère en tous points contraire à la directive services. La Fedis a même dit envisager une plainte à la Commission Européenne pour transposition non-conforme d’une directive.

Dans la posture des acteurs commerciaux, il y a manifestement la volonté d’impressionner, tant les politiques que l’opinion, pour que le détricotage pernicieux du cadre légal continue à s’opérer. La position défendue par le développeur Wilhelm & Co (Esplanade à Louvain-la-Neuve, Médiacité à Liège) à l’occasion du séminaire est en ce sens assez éloquente : selon lui, la réflexion autour des schémas de développement commercial n’a pas lieu d’être en Belgique aujourd’hui. Réaliser de tels documents qui auraient une valeur légale reviendrait à faire de la planification économique, ce qui est formellement contraire à la directive services et à l’orientation générale de la législation européenne en matière de commerce.

Ce qui interpelle le plus, à écouter le secteur de l’immobilier commercial, c’est l’absence de pensée globale. A l’image de Wilhelm & Co, l’économie et le commerce sont envisagés dans un système clos. Aucun intérêt n’est accordé à l’impact que pourraient avoir des stratégies commerciales sur d’autres sphères de la vie en société : environnement, social, aménagement du territoire, qualité de vie, santé. Il n’y a aucune projection dans l’avenir. La vision reste cantonnée sur les 3-4 années à venir. Pour ce qui est de l’après, on verra bien. Si un concept marche aujourd’hui et qu’il peut rapporter gros, allons-y. La question des reconversions ou la dimension urbicide, c’est peu important. C’est aux pouvoirs publics de gérer cela. Les acteurs économiques, eux, ils doivent faire de l’économique. Et les pouvoirs publics, ils doivent les laisser travailler. Car ce sont eux, les développeurs commerciaux, qui rendent heureux les gens. Quand les gens disent qu’ils ont envie de cela et cela, il faut leur donner. On n’a pas à réfléchir. Le client a toujours raison.

Ces discours des milieux économiques amènent à la levée progressive de tous les garde-fous pouvant encadrer le développement commercial. Et tant pis, si les individus, qui sont parfois autre chose que des « consommateurs » – des citoyens, des habitants, des amateurs de patrimoine, des promeneurs dans la ville – en pâtissent. L’essentiel est ailleurs pour beaucoup de développeurs.

Dans ce jeu dangereux, les politiques ont un rôle crucial à jouer. S’ils fléchissent sur cette question, ce serait le territoire dans sa diversité qui en souffrirait, des villes aux campagnes en passant par les entrées de ville. Les politiques, garants de l’intérêt général, du bien-être collectif, et de la pérennité de nos sociétés, doivent continuer à considérer la question de la localisation des implantations commerciales comme une question essentielle.

Extrait de nIEWs 79 (du 16 au 30 septembre 2010),

la Lettre d’information de la Fédération.

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