Male Plume et La Bataille: concilier l’inconciliable?

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Deux gros dossiers viennent remettre les carrières au premier plan de l’actualité wallonne.
Et le moins que l’on puisse dire est que, dans un cas comme dans l’autre, la confrontation est rude.
La reconstruction d’une vision de l’espace suffisamment commune pour qu’une décision soit encore acceptable par tous ceux qu’elle concerne semble inévitable, fût-elle longue et complexe.

La Male Plume

Le premier est celui de la Male Plume. Situé le long de la vallée du Samson, près des villages de Thon et Goyet, cet important gisement de pierre à chaux fait partie d’un vaste ensemble qui s’étire entre Namur et Liège, dans le bord nord du synclinorium de Namur. Il est l’un des derniers à n’être pas exploité. Fait rare, il n’appartient ni à Lhoist ni à Carmeuse, le deux grands groupes chaufourniers qui possèdent quasiment toutes les carrières de ce type, mais à Solvay, grand producteur de soude qui alimente en pierre wallonne les fours à chaux de sa soudière de Rheinberg en Allemagne. A cette fin Solvay exploite actuellement sa carrière des Pétons, à Yves-Gomezée. Celle-ci étant flanquée d’imposantes réserves, on ne s’attendait pas à voir l’entreprise solliciter l’ouverture de son gisement de Thon. Solvay vient pourtant de lancer une étude d’incidences à cette fin, agissant au travers de la société Male Plume où elle est associée à Van Nieuwpoort, important groupe hollandais producteur de granulats. Les besoins de Solvay ont-ils fondamentalement changé? Ou bien l’entreprise souhaite-telle mettre à fruit un gisement dont elle n’a plus réellement l’usage, et ne risque-t-on pas alors de voir ce gisement galvaudé par une exploitation dévolue surtout au granulat? On n’a pas eu jusqu’à présent l’occasion de creuser cette question. La réunion de consultation préalable à l’étude d’incidences, qui devait se dérouler dans la soirée du 4 mars, a en effet été annulée par le maïeur d’Andenne, Claude Eerdekens, pour raison de sécurité, vu le nombre de personnes qui attendaient à la porte d’une salle déjà bondée et apparemment surchauffée. C’est peu dire en effet que le projet ne séduit pas la population, ni d’ailleurs l’autorité publique. La Communes d’Andenne affirme d’ores et déjà son opposition au projet, des partis politiques montent au créneau dans le même sens à Namur et à Gesves; quant au Ministre Antoine, questionné à ce propos au Parlement, il a répondu par l’inventaire des pistes permettant de supprimer la zone d’extraction du plan de secteur, ou encore de refuser l’autorisation via la procédure de permis par décret. Voilà donc un projet dont on ne peut pas dire qu’il ait le vent en poupe…

La Bataille

Autre dossier, autre histoire. Au lieu opportunément dit La Bataille, entre les villages de Hemptinne et Saint Aubin près de Florennes, un projet conduit par Carmeuse arrive à l’enquête publique. Le chaufournier souhaite ouvrir là une carrière en site neuf pour approvisionner ses fours d’Aisemont. Il est d’autant plus pressé que le gisement de la Belle Motte, proche de l’usine d’Aisemont, n’a pas été à la hauteur de ses espérances et qu’il y a renoncé. Certes Carmeuse demande actuellement permis pour exploiter une autre extension de sa carrière d’Aisemont mais celle-ci ne lui offre que cinq à six millions de tonnes, de quoi tenir quelques années tout au plus. Bref, le carrier considère comme vital le projet de La Bataille, ces 120 hectares d’où il compte tirer environ 30 millions de tonnes de pierre à teneur, ce qui représente une petite vingtaine d’années d’exploitation. Les riverains, on s’en doute, n’en veulent pas : combien sont-ils, qui ont mis les économies d’une vie dans une maison choisie pour la proximité d’espaces champêtres, pour les attraits du paysage local, joliment vallonné, et resté très rural? Difficile pour eux, dans ces conditions, d’accepter qu’un important établissement industriel vienne aujourd’hui bouleverser ce paysage dans lequel ils ont tant investi, en argent et en sentiment… On va donc à l’affrontement, un affrontement qui s’annonce d’autant plus inévitable que le dossier traîne depuis plus de quinze ans: suite à une modification de la législation, le carrier s’est trouvé dans l’obligation de présenter des compensations à la zone d’extraction qu’il souhaite voir inscrite au plan de secteur; il lui a fallu monter un second dossier. Quinze ans d’attente et d’obstacles à surmonter pour l’industriel, quinze ans pendant lesquels, de retard en recommencement de procédure, les riverains ont entretenu l’espoir d’échapper au projet, ont organisé barbecues et distributions de tracts pour rallier à leur cause un maximum de monde; quinze ans au fil desquels il est devenu de plus en plus impensable pour chacun de renoncer à sa cause. Au terme d’une procédure à ce point longue et chaotique, c’est peu dire que la décision qui sera prise fera forcément des mécontents, et c’est à bon droit qu’une des parties s’estimera profondément lésée… laquelle? Cela reste difficile à prévoir aujourd’hui; car, même si Carmeuse devait obtenir satisfaction, on ne pourra pas dire que l’entreprise a joué sur le velours, ou s’est vu dérouler le tapis rouge.

Deux visions de l’espace rural

Les choses ont ainsi bien changé en moins de vingt ans; naguère encore, les intérêts économiques l’emportaient de façon quasi systématique, pour le meilleur et pour le pire; et ne disait-on pas du secteur carrier qu’il était un Etat dans l’Etat? Indiscutablement un basculement s’est opéré.
Dernier pan du secteur primaire industriel en Région wallonne, le secteur de l’extraction est grand utilisateur d’espace, un espace rural dans lesquels il voit d’abord un outil de travail; en cela il partage le sort de l’agriculture. Pris dans la spirale productiviste qui est celle de notre époque, les carriers comme les cultivateurs ont développé leurs pratiques à une échelle et selon des modalités que leurs riverains sont de moins en moins prêts à accepter. Car les riverains, eux aussi, ont évolué: pour la plupart d’entre eux, ce même espace rural a complètement cessé d’être un outil (lequel entretient encore des poules, un potager…?) pour devenir un cadre de vie, un cadre dans lequel on trouve refuge pour se détendre d’une vie stressante, pour retrouver comme un air de nature après une semaine passée le plus souvent dans un univers artificialisé, sur-urbanisé, sur-industrialisé. Ainsi, comme le remarque avec pertinence Daniel Bodson, sociologue à l’UCL, l’on assiste aujourd’hui à un conflit d’usage, dans lequel s’affrontent deux visions de l’espace rural qui se sont développées en parallèle, isolément, et ont divergé jusqu’à un stade où elles sont aujourd’hui inconciliables. S’ajoute à cela une autre évolution encore: les additionnels à l’IPP pèsent de plus en plus lourd dans les finances communales; pour l’autorité locale, il devient plus intéressant d’accueillir un lotissement qu’un établissement industriel ou même un zoning, souvent défiscalisé. De plus en plus souvent les Communes se rallient donc aux thèses des habitants, et se montrent peu enthousiastes lorsque l’industriel s’intéresse à leur territoire.
Dans ces conditions, comment la Région voit-elle encore l’avenir de ses carrières?

Reconstruire une vision commune

Les deux dossiers que nous venons d’évoquer sont symptomatiques d’un malaise. Malaise politique quand l’autorité publique prend ses décisions au coup par coup, sans vision claire des équilibres qu’elle entend faire respecter sur son territoire. Malaise social lorsque l’industriel devient, pour certains, le « mauvais » de l’histoire, ce qui alourdit fatalement le débat sans rien ajouter à la légitimité des intérêts opposés. Face à cela, ce qui s’impose n’est pas simplement une réflexion globale sur la place d’un secteur dans la vie et sur le territoire de la Région. C’est cela bien sûr, mais c’est aussi, bien plus profondément, la reconstruction d’une vision de l’espace suffisamment commune pour qu’une décision soit encore acceptable par tous ceux qu’elle concerne. Il y faudra beaucoup d’énergie, et beaucoup de patience ; l’existence même d’une société est à ce prix.

Canopea