Pesticides : la Cour de justice européenne fait le ménage

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Le Paraquat, vous connaissez ? ONG, syndicats et scientifiques avaient fait campagne ensemble pour réclamer le retrait de cet herbicide hautement toxique et une association suisse, la Déclaration de Berne, l’avait déféré en 2006, via le Net, devant un « tribunal public » : 34 000 personnes avaient ainsi condamné le produit comme étant responsables de milliers d’intoxications dans le monde, en particulier dans les pays du Sud.
L’autorité européenne n’en a pas moins autorisé le Paraquat dès 2003, en l’inscrivant dans la « liste positive » des matières actives[[La matière active est la substance qui, dans le pesticide, produit directement l’effet insecticide, fongicide, herbicide… le pesticide lui-même, biocide ou produit phytosanitaire, est un composé incluant, outre la matière active, des charges, mouillants et adjuvants divers qui en constituent la formulation.]] dont l’emploi est autorisé dans la Communauté, au terme de la procédure prévue à cet effet par la directive du Conseil 91/414/CE, qui règle la mise sur le marché des produits phytosanitaires.
Sollicité par la Suède, elle-même appuyée par l’Autriche et la Finlande, le tribunal de première instance de la Cour de justice européenne vient d’annuler cette autorisation, par un arrêt[[Arrêt du tribunal de première instance – deuxième chambre élargie – 11 juillet 2007]] qui mérite réflexion à plusieurs égards.

Une directive forte, du moins en esprit…

D’abord, et sans refaire l’histoire, il est bon de rappeler que la directive 91/414/CE a introduit dans le monde des pesticides une petite révolution. Avant elle, l’Europe ne disposait que d’une liste de matières actives non autorisées ; ce n’est que lorsqu’il était attesté qu’elles présentaient un danger, que les matières étaient interdite d’emploi sur le territoire des Etats membres. La directive 91/414/CE est venue inverser ce point de vue sur les choses : désormais la liste, dite « positive », recense les matières dont il est démontré qu’elles ne présentent pas de risques significatifs pour l’homme et l’environnement, cette démonstration se faisant au travers d’un dossier soumis par l’entreprise productrice (le notifiant, Syngenta dans le cas du Paraquat) et examiné via une procédure bien définie[[La procédure est fixée par le règlement CEE 3600/92 du 11 décembre 1992]]. Cette procédure est complexe : le dossier, soumis d’abord à un Etat-membre rapporteur (il s’agissait en l’espèce du Royaume-Uni), est ensuite examiné par les autres Etats, par l’Agence européenne de la sécurité alimentaire (EFSA), par des comités d’experts, au premier chef le Comité permanent[[Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale]], et enfin par l’administration ad hoc[[DG SanCo (Santé et protection des consommateurs) et Envi (environnement),]] après quoi la Commission autorise ou non le produit via un directive de la Commission.
Tout cela est des plus sérieux, comme est sérieux le contenu du dossier à produire par le notifiant, fixé par les annexes de la directive 91/414 ; celle-ci ne lésine pas sur les études à produire et précise, au travers de « principes uniformes », les modalités fines des décisions à prendre en matière d’autorisation par les Etats.
L’esprit de la directive est donc fort ! Mais sa chair – la manière dont, in concreto, elle est mise en application – est plus faible comme on va le voir.

Faire l’autruche

Le Paraquat est connu pour présenter trois risques majeurs : pour la santé de l’opérateur – des études ont montré que l’épandage par pulvérisateurs à dos débouchait sur une exposition supérieure au seuil acceptable -, pour les lièvres à qui l’exposition peut être fatale, et pour les ½ufs d’oiseaux. La directive de la Commission autorisant le Paraquat n’ignore pas ces risques mais estime pouvoir y parer en préconisant des mesures de précaution. Ainsi, il est interdit d’utiliser des pulvérisateurs à main dans les jardins amateurs et lorsque, selon le scénario d’utilisation, l’exposition des ½ufs ou des lièvres est possible, des mesures d’atténuation des risques doivent être prises (usage d’un répulsif, pulvérisation à partir du centre du champ…).
On aura déjà compris le premier problème des autorisations en matière de phytosanitaires : la Commission pratique allègrement le v½u pieux, estimant que le risque sera contrôlé via une gestion qui suppose un système sans faille – identification des tous les scénarios à risque, mise au point de mesures pertinentes, mise en pratique de ces mesures par les utilisateurs – alors que dans la pratique le système défaille souvent, voire n’est pas à même de produire ce qu’on attend de lui (par exemple un inventaire exhaustif du risque pour toutes les espèces d’oiseaux nichant au sol).

La Suède, appuyée comme on l’a dit par la Finlande et l’Autriche, relève ces trois risques et, études à la clé, estime que la Commission n’a pas satisfait à l’exigence du niveau élevé de protection de l’environnement et de la santé humaine, et n’a pas respecté le principe de précaution. Nous passerons ici sur le détail des griefs des pays demandeurs et réponses de la partie adverse (à savoir la Commission européenne), pour tirer de cet arrêt quelques éléments plus généraux sur la manière dont le tribunal a apprécié les arguments en présence.

Le principe de précaution mis en débat

Ainsi le jugement a-t-il fourni l’occasion d’un débat sur le principe de précaution, la Commission ayant argué de l’impossibilité de risque zéro. A ce propos le tribunal estime que l’existence d’indices sérieux qui, sans écarter l’incertitude scientifique, permettent raisonnablement de douter de l’innocuité d’un substance, s’oppose en principe à l’inscription de cette substance à l’annexe I de la directive 91/414 (…) En revanche, des risques purement hypothétiques, reposant sur des hypothèses scientifiques non étayées, ne sauraient être retenus. Une phrase dans laquelle chaque mot compte : il apparaît ainsi des termes de l’arrêt que des études scientifiques non produites par le rapport (en l’occurrence relatives au lien entre Paraquat et maladie de Parkinson) constituent de tels indices sérieux. Voilà qui n’est pas sans intérêt. Actuellement en effet, la législation n’oblige pas explicitement le notifiant ou l’autorité à produire une revue de la littérature scientifique existante ; c’est un des gros reproches que lui font des ONG comme le Pesticide Action Network (PAN) par exemple. Le présent arrêt vient rappeler que le principe de précaution emporte pourtant la nécessité de considérer les indices sérieux de risques que des études crédiblesl[[e sont par principe celles publiées dans les revues scientifiques internationales, où les écrits des chercheurs sont ‘peer-reviewed’ c’est à dire examinés par un jury de ‘pairs’, chercheurs de même niveau et dans les mêmes matières qu’eux]] aurait soulevés.

Un tribunal exigeant et sérieux

Par ailleurs on remarquera que le tribunal est extrêmement soucieux du crédit scientifique et juridique que l’on peut apporter à l’une ou l’autre thèse. Ainsi ne se contente-t-il nullement de se référer au jugement des experts, en particulier des experts ‘officiels’ comme le Comité permanent ou le Comité scientifique. Bien au contraire, il examine lui-même les études évoquées par les parties, et écarte toute opinion des parties qui ne serait pas solidement étayée ; ainsi fait-il des affirmations émanant des Etats italiens et portugais, qui disaient, sans fondement sérieux, pouvoir gérer correctement les risques pour les opérateurs. De même le notifiant se fait-il balayer lorsqu’il affirme que les mesures visant à protéger les lièvres ont été efficaces : Syngenta n’avait pas d’écrit à produire à l’appui de ses dires. Et quand la Commission se repose sur le Comité scientifique – qui a estimé que les mesures de protection des lièvres étaient efficaces – et le Comité permanent – qui a considéré le dossier suffisant à cet égard – le tribunal répond que ces seuls éléments ne permettent pas de considérer que l’efficacité des mesures alléguées a été établie à suffisance de droit.

Sur le fond toujours, le tribunal estime le dossier d’évaluation incomplet en ce qu’il n’a pas évalué le risque pour toutes les usages représentatifs de la substance. Ces usages, l’arrêt les énumère : citrus, noix et noisettes, pommes, raisins, fraises, olives, tomates et concombres haricots, pommes de terre, luzerne, champ de chaume, préparation des terres au printemps, usage forestier, plantes ornementales, terres non cultivées. C’est pour chacun de ces cas de figure qu’il eût fallu envisager les problèmes potentiels pour les oiseaux et les lièvres, et deux d’entre eux seulement ont été investigués… dans ces conditions, il convient d’accueillir le grief tiré du caractère insuffisamment probant du dossier (…). Voilà qui ne fera point plaisir à l’industrie phytopharmaceutique, qui voit s’alourdir le poids (réel et financier) de ses dossiers alors que ses nerfs sont déjà passablement éprouvés par la perte de certaines molécules, telles la perméthrine, le parathion, ou plus récemment la vinclozoline, refusées celles-là par l’autorité européenne.

Enfin, le Tribunal reproche à la Commission d’avoir abandonné aux Etats-membres l’examen de risques dont l’évaluation lui incombait en vertu de l’article 5 de la Directive. Son autorisation stipulait en effet qu’il reviendra aux Etats-membres de réaliser l’évaluation des risques pour les oiseaux lorsque les scénarios d’utilisation du produit supposent une exposition des ½ufs, et de prendre alors les mesures de gestion éventuellement nécessaires. Sur ce point encore les griefs de la Suède et consorts sont accueillis.

Une jurisprudence de poids

Dernier élément, pour l’anecdote, on peut lire dans l’arrêt que le bulletin de PAN circule au Comité permanent : le fait est cité dans le jugement comme prouvant que ledit Comité aurait disposé de certaines informations scientifiques… voilà qui ne manque pas de sel, dans une matière où les ONG se sentent fort peu écoutées.
Il y a donc beaucoup d’enseignements à tirer de ce jugement, le premier pris en regard de la directive 91/414/CE dans un dossier de substance active ; en effet si la directive est déjà ancienne, sa mise en application suppose des procédures à ce point longue que les premières autorisations sont somme toute assez récentes. Nous voilà donc enfin munis d’une jurisprudence, et elle est de première importance. Gageons qu’elle ne restera pas isolée

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