Taxer le luxe pour freiner la cupidité ?

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Alors que la surconsommation, alimentée notamment par la succession de fêtes commerciales (dont la dernière en date, la Saint Valentin), reste le comportement économique modèle de nos économies capitalistes, l’économiste américain Robert H. Franck vient de publier un ouvrage intitulé «La course au luxe : l’économie de la cupidité et la psychologie du bonheur». Qu’entend-il par là? Et en quoi cela peut nous être utile dans notre réflexion sur notre probablement difficile avenir?

Dans son ouvrage, Franck nous révèle, étude psychologique à l’appui, que la consommation de luxe est souvent liée à des préoccupations de statut social, certes avivées par des méthodes publicitaires acérées (à l’instar des propos choquants que tenait le publicitaire français Jacques Séguéla en 2009 affirmant que «si à 50 ans, on n’a pas une Rolex, c’est quand même qu’on a raté sa vie»). Si les plus riches se contentent de se maintenir au sommet, forts de leurs moyens acquis, cette « course » n’est pas sans incidences pour le reste de la société qui, pour gravir des échelons toujours plus onéreux, se défonce dans un milieu professionnel souvent ingrat, au détriment d’une vie privée bien souvent réduite à néant.

Et si on taxait le luxe ?

Pour remédier à cette impasse existentielle, Robert Franck ne préconise pas la fin de la consommation, tordant au passage le cou de la décroissance qu’il juge irréaliste et inutile (d’après lui, réduire son train de vie ne pénaliserait personne d’autre que soi, ce qui, vous en conviendrez, est une vision simpliste des choses). Pour lui, ce n’est pas la richesse en elle-même qu’il faut blâmer, mais bien les inégalités sociales, en augmentation constante dans nos pays développés. À l’instar des États-Unis où les PDG des deux cents plus grandes entreprises qui, en 2000, gagnaient 500 fois le salaire moyen d’un ouvrier alors qu’ils ne percevaient «que» 42 fois cette somme 20 ans plus tôt…

Pour résorber ces inégalités, l’économiste propose de remplacer l’impôt progressif sur les revenus par un impôt progressif sur la consommation.
Piste (sous la forme d’une cotisation sur la valeur ajoutée) également explorée par la mouvance syndicale dans sa réflexion relative à un financement alternatif de la sécurité sociale, aujourd’hui alimentée par les cotisations salariales. Les études sur le financement de la Sécu par la TVA (fut-elle progressive) sont actuellement plutôt « réservées » sur l’efficacité de cet outil. La Cotisation Sociale Généralisée (CSG), perçue sur les revenus du capital, lui est souvent préférée, parce que répondant mieux à l’objectif d’équité (qui est, rappelons-le, la justification-même d’un financement alternatif).

Un plus pour l’environnement, mais aussi pour le social

De leurs côtés, les associations environnementalistes plaident pour un rééquilibrage de la fiscalité (et non pour la suppression de tel ou tel impôt qui serait remplacé par un autre, tel que le préconise Franck), en faveur des «ressources environnementales» qui aujourd’hui ne sont pas (ou très peu) taxées. En effet, la consommation, que ce soit de biens de première nécessité (énergie, eau, …) ou de biens et services jugés secondaires, a un coût environnemental (dans le jargon économique : « coûts externes»), aujourd’hui principalement (et injustement) supporté par la collectivité dans son ensemble, sans tenir compte des énormes disparités dans le niveau de consommation de chacun. A titre illustratif, considérons, au sein de la mobilité, le recours à l’automobile. Une partie des coûts associés à la pollution, au bruit, aux accidents, aux soins de santé, aux infrastructures ne sont que très partiellement pris en compte par l’utilisateur, le solde, appelé donc « coûts externes », étant à la charge de la société dans son ensemble (dont soit dit en passant, 20% ne disposent pas de voitures). Pas étonnant, dans ce cadre que la récente annonce d’une vignette routière par le Gouvernement wallon, saluée (avec nuances) par la Fédération Inter-Environnement Wallonie, a eu l’effet d’une bombe dans la tête de bon nombre d’automobilistes. Il s’agit pourtant que de leur demander de prendre à leur charge les nuisances induites par leur comportement…

En outre, taxer les biens de consommation en fonction de leurs caractères polluants permet également, pour autant que le taux fiscal soit suffisamment élevé et dès lors dissuasif, de réorienter nos choix consuméristes vers des biens et services respectueux de l’environnement. Lesquels pourraient par ailleurs bénéficier d’un taux de TVA réduit. Ce type de fiscalité doit impérativement, dans un souci de justice sociale, être accompagné de mesures compensatoires (développement d’alternatives : transports en commun, énergies renouvelables, efficacité énergétique, etc.) prioritairement ciblées sur les bas revenus et les allocataires sociaux.

Sur le plan social, taxer la (sur)consommation en fonction de son degré « de luxe », tout comme taxer le profit ou la fortune, permet indéniablement une meilleure redistribution, soit au profit général de la société (éducation, soins de santé, environnement, …), soit directement au profit des plus démunis. Ce sont d’ailleurs quelques-unes des pistes de réflexion qu’expose le libertaire américain Michael Albert dans son ouvrage intitulé Après le capitalisme, s’essayant à poser les principes économiques d’une société juste.

Petit bémol : croissance, quand tu me tiens

La proposition de Franck vise à réduire les inégalités sociales tout en boostant la croissance. L’économiste affirme en effet dans un entretien que «ce nouvel impôt permettrait non seulement de réduire les inégalités de consommation, celles qui engendrent les plus graves problèmes sociaux, mais il favoriserait aussi l’épargne, donc l’investissement, donc la productivité et la croissance». Les thèses de Franck sont contestables sur ce point : rien ne nous garantit en effet que l’épargne n’aboutisse automatiquement à un investissement productif. Au contraire, l’épargne débouche de plus en plus souvent sur un investissement spéculatif, déconnecté de la sphère de l’économie réelle, engendrant une croissance illusoire, qui finit par s’avérer… illusoire ! En témoignent les bulles spéculatives, qui finissent toujours par éclater.

Il semble de manière générale que l’on touche là aux limites de la proposition faite qui s’inscrit de plain pied dans notre société capitaliste dont on commence à montrer les limites qui, si l’on est cohérent, devraient y mettre fin. On est donc bien loin de la transition économique si chère à Christian Arnsperger ou de la prospérité sans croissance plaidée par Tim Jackson, tous deux dénonçant la croissance de la consommation, contraire aux limites écologiques de notre planète.

Extrait de nIEWs (n°88, du 17 février au 3 mars 2011),

la Lettre d’information de la Fédération.

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