Au Bordet larmes

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« Peut-on, comme ne l’a jamais dit Machiavel[[Philosophe florentin, Niccolò Machiavelli (1467-1529), dit Machiavel, a écrit (entre autres) « Le Prince » qui lui vaut une réputation de théoricien cynique du pouvoir et des techniques de manipulation dont la pensée serait résumée par cette phrase – « La fin justifie les moyens » – qu’il n’a de facto ni écrite ni prononcée. Comme souvent, la réalité est plus nuancée. Pour lui, le but de la politique est d’obtenir le pouvoir et conserver le pouvoir afin d’instaurer de « bonnes lois » pour le bien du peuple. Le « prince », celui qui exerce le pouvoir, n’est pas « immoral » mais « amoral » en ce sens qu’il est au-dessus de la morale ordinaire. La morale du prince est l’efficacité pour garantir la paix.]], considérer que la fin justifie les moyens ? »
Inutile de suspecter le pauvre X, mis en cause pour tout et n’importe quoi avec une obstination qui confine à l’acharnement – Courage, X… ! –, d’une quelconque violation du secret professionnel : l’interrogation ci-dessus ne constitue pas le thème de l’examen de morale en vue de l’obtention du CESS qui aurait accidentellement voire intentionnellement fuité. Il s’agit plus banalement du questionnement qui me vint l’autre semaine à la découverte d’une campagne de fundraising – ne dites plus « collecte de fonds », c’est vulgaire – lancée par « Les Amis de l’Institut Bordet asbl ».

Publiées dans la presse et sur le site de l’association[[www.amis-bordet.be]], les annonces se déclinaient en pavés colorés flashy affichant des punchlines à la typo percutante et aux messages interpellants : « Vous aussi dites OUI au pouvoir de l’agent » – « Vous aussi dites OUI à la guerre » – « Vous aussi dites OUI au réchauffement » – « Vous aussi dites OUI aux OGM » – « Vous aussi dites OUI au nucléaire ».

A une époque où il faut communiquer pour exister et buzzer pour s’imposer, je comprends parfaitement la démarche de ces amis qui veulent du bien à leur Institut. Comme l’explique la pote en chef, « nous travaillons avec des moyens limités. On ne peut pas se payer une campagne longue où notre message serait répété et distillé sous plusieurs formes, au fil des semaines. (…) On doit communiquer frontalement quitte à en faire tiquer certains. »[[Ariane Cambier, secrétaire générale des Amis de l’Institut Bordel dans « La Libre Entreprise » du samedi 13 juin 2015]] Je me range donc à ce qui est un fait, une évidence, un truisme : quand le portefeuille de Monsieur et Madame Bonn – Poar se trouve en situation de sollicitation permanente émamant de crowdfunders, fundraisers, social marketers et autres ambassadeurs au service d’une multitude de causes rivalisant d’urgence, de gravité et de noblesse (les victimes de mines antipersonnel ; les tig’s en voie de disparition ; la lutte contre la famine ou pour l’accès à l’eau potable ; les malades de la lèpre, du choléra, de la tuberculose, du SIDA, de la sclérose en plaque, d’Alzheimer, XXX – complétez selon votre sensibilité ; la mare pédagogique pour l’école du p’tit ; l’orphelinat birman parrainé par le patro de la grande ; les handicapés moteurs, les déficients mentaux, les animaux abandonnés, les femmes battues, les enfants disparus ; les sourds, les aveugles, les muets, les chauves, les albinos ; les chômeurs en fin de droit et les entrepreneurs en début d’activité ; les sans domicile fixe, sans papiers, sans emploi, sans parents, sans passé ou sans avenir…), dans ce contexte de concurrence féroce, sortir du lot est un impératif pour espérer gagner au loto de la générosité. Ceci étant acté, je n’en reste pas moins perturbé par la campagne des Z’Amis de Bordet.

Pour tout dire, ce n’est pas la forme revendiquée « frontale » de la démarche qui me fait tiquer : on a vu bien meilleur (ou bien pire, c’est question de point-de-vue) en termes de provocation et d’impact[Voir, par exemple, [http://www.advertisingtimes.fr/2010/07/105-publicites-bannies-controversees-et.html.]]. Au regard de ces créations si peu chics et tellement chocs que certaines furent interdites par les instances d’(auto-)réglementation publicitaire, les annonces des Amis de Bordet apparaissent gentillettes voire insignifiantes. Là où le bat blesse par contre sérieusement, c’est au niveau des messages qu’elles véhiculent inconsciemment – accordons à leurs instigateurs le bénéfice du doute et donc de cet adverbe.

S’ils peuvent être considérés d’un goût douteux par les plus réfractaires au discours publicitaire – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, les « OUI » au réchauffement, au pouvoir de l’argent et à la guerre ne prêtent toutefois ni à confusion ni à débat. Le premier enjeu apparaît tellement vaste, flou et désincarné qu’il ne peut provoquer que le désintérêt ; la référence au « pouvoir de l’argent » dans un appel aux dons est aussi naturelle et inévitable que celle à la dépendance au sexe dans une biographie de DSK ; quant à l’évocation de la « guerre », pas besoin d’avoir obtenu son CESS, son CE1D ni même son CEB pour comprendre qu’elle est dépourvue de toute connotation belliqueuse et s’inscrit dans la logique d’un combat contre les maux qui minent la société et/ou ses individus: les chercheurs se battent pour triompher de la maladie comme d’autres le font pour vaincre le racisme, l’homophobie, la pauvreté, l’analphabétisme, etc.

Les « OUI au nucléaire » et « OUI aux OGM » s’avèrent par contre nettement plus équivoques, critiquables et, in fine, condamnables. Car, que leurs concepteurs l’aient ou non voulu, ces accroches participent au processus de dénigrement que les laudateurs de l’énergie nucléaire et des cultures agricoles d’OGM mènent à l’encontre de leurs opposants. Il s’agit d’entretenir la confusion entre la production nucléaire d’électricité et les autres utilisations de la radioactivité, notamment au niveau médical, entre une production agricole à base d’OGM et les autres finalités des manipulations génétiques, notamment au niveau médical ; on décrédibilise ainsi les combats menés en le présentant comme hostiles et néfastes aux avancées de la médecine. Or, en réalité, à l’exception de quelques extrémistes aux engagements plus spirituels qu’environnementaux, les détracteurs « du nucléaire » et « des OGM » ne s’opposent nullement au développement de ces techniques à des fins thérapeutiques.

Fut-ce à l’insu de leur plein gré, les Amis de l’Institut Bordet contribuent donc à ce qui n’est rien d’autre qu’une entreprise de désinformation. Au regard de leur campagne, il faut dire « OUI au nucléaire » et « OUI aux OGM », « pour permettre la rémission des tumeurs neuro-endocrines avancées » et « pour améliorer la prise en charge des patients atteints d’une leucémie aigüe ». Aucune nuance sur la nature du nucléaire et des OGM concernés tandis qu’il est clair qu’un « NON » constituerait à la fois une faute contre la médecine et une insulte à l’espérance des malades.

Entretenir cette confusion relève soit de la malhonnêteté intellectuelle, soit de la négligence. Si les Amis de l’Institut Bordet ont validé ce message sans avoir conscience de son ambigüité, ils se grandiraient et serviraient leur cause en reconnaissant leur maladresse. A l’opposé, en assumant leur campagne en l’état, ils commettraient une réelle faute déontologique car il ne s’agit pas seulement de tromper le public mais de le faire au mépris du crédit scientifique et éthique dont jouit l’association.

Le plus triste dans cette histoire, c’est que la lutte contre le cancer est sans conteste la cause bénéficiant du plus de sympathie et de soutien instinctifs au sein de la population, chacun(e) se sentant plus ou moins directement concerné(e). Elle a donc moins que tout autre besoin de « communiquer frontalement » pour se distinguer de la concurrence. Quel intérêt dès lors de succomber à la tentation du buzz au risque d’y perdre son intégrité?

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