L’environnement, épouvantail et cache-sexe de l’industrie automobile

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Le recours à l’environnement en tant que cache-sexe de mesures ou opérations à visée purement financière se généralise au sein du monde économique. De même que sa mise au pilori en tant que responsable supposé de résultats financiers n’atteignant pas les attentes des actionnaires. Le secteur automobile excelle dans cette instrumentalisation de l’environnement. Erik Jonnaert, secrétaire général de l’ACEA (association des constructeurs européens d’automobiles), nous en donne encore une brillante démonstration dans une interview publiée par La Libre Belgique des 18 et 19 juillet.

Le moins que l’on puisse dire est que Monsieur Jonnaert ne fait guère dans la dentelle. La baisse des ventes de voitures en Europe (entre 15 et 16 millions de véhicules neufs vendus en 2007, 13 millions projetés en 2015) ainsi que la saturation du parc l’amènent à plaider pour le renouvellement accéléré des véhicules. Ce qui relève de la pure rationalité économique : il s’agit objectivement du seul moyen (en-dehors de l’augmentation des marges bénéficiaires par unité vendue) d’assurer la croissance économique dans un marché de remplacement. Mais, pour étayer son plaidoyer, le secrétaire général de l’ACEA invoque… la nécessité de protéger de l’environnement, les « vieux » véhicules étant censés être responsables de tous les maux environnementaux. Sans craindre d’être taxé d’incohérence, Monsieur Jonnaert nous explique dans la foulée que les normes environnementales tueraient le secteur à petit feu en imposant à l’industrie automobile européenne des charges financières insupportables.

Au-delà de cette segmentation dans l’attitude face à l’environnement, le discours de Monsieur Jonnaert est émaillé d’affirmations abruptes assénées avec l’aplomb de celui qui est censé savoir. Il est instructif d’en analyser quelques éléments saillants.

L’équation de tous les dangers

Monsieur Jonnaert nous affirme que « 5% des émissions sont liées à des véhicules neufs de moins d’un an, 95% viennent de véhicules plus anciens. Notre conclusion est que les contraintes pour nouveaux véhicules ne sont pas la meilleure façon de faire bouger les choses. Que va-t-on faire avec les anciens véhicules, plus polluants et moins sûrs ? »

Pour apprécier pleinement la dangerosité de cette fumeuse équation associant véhicules « anciens » à véhicules polluants et dangereux, il faut savoir que :

 Selon les chiffres de l’ANFAC disponibles sur le site de l’ACEA, 6 à 7% du parc européen sont constitués de voitures de moins d’un an. Si elles génèrent environ 5% des émissions de CO2, c’est effectivement la preuve qu’elles en émettent (officiellement) moins que les voitures de plus d’un an.

 Les meilleures performances des véhicules neufs s’expliquent par l’existence d’une législation contraignante fixant des objectifs de réduction des émissions de CO2 (les « engagements volontaires » pris précédemment par les constructeurs n’ayant pas généré les avancées promises par ceux-ci, un règlement européen a en effet été adopté en 2009 – http://iewonline.be/spip.php?article1452).

 Les chiffres officiels d’émissions de CO2 s’écartent de plus en plus de la réalité du terrain (voir ci-dessous) : les meilleures performances des véhicules les plus récents en termes d’émissions de CO2 doivent donc être relativisées.

 L’abandon du système d’objectifs contraignants générerait un net ralentissement des avancées environnementales – et donc de la mise sur le marché de « véhicules neufs moins polluants ».

 Les émissions polluantes de certains véhicules neufs peuvent dépasser de beaucoup celles de véhicules plus anciens. Ainsi, l’application de l’injection directe sur les moteurs à essence (pour en réduire la consommation) a fortement augmenté leurs émissions de particules fines, au point que ceux-ci émettent actuellement plus de particules très fines (les plus nocives, celles qui pénètrent le plus profondément dans les poumons) que les moteurs diesels (http://www.iewonline.be/spip.php?article4624).

 La sûreté d’un véhicule ne dépend pas au premier chef de son âge. Mais bien de sa masse, de sa puissance, de sa vitesse maximale et de l’agressivité de sa face avant (http://www.iew.be/spip.php?article6344) – tous paramètres qui ont évolué négativement au cours des trois dernières décennies.

 L’expression « véhicule sûr » ne signifie pas grand-chose. S’intéresse-t-on à la sécurité de ses seuls occupants, ou également à celle de tous les autres usagers de la route ? Dans ce dernier cas, les « véhicules sûrs » que promeut l’industrie (puissants, lourds, suréquipés) ne sont pas ceux qui offrent la meilleure sécurité (voir à ce sujet le classement voiture citoyenne : http://violenceroutiere.org/vc).

Les surcoûts fantômes

Monsieur Jonnaert n’hésite pas à taper à grands coups sur le clou des coûts : « Nous avons maintenant trois systèmes de filtres qui éliminent les polluants. Cette transformation, qui s’étend sur plusieurs années, a demandé des investissements considérables de la part du secteur. Cela a un impact important sur la compétitivité de l’industrie automobile européenne, donc sur l’emploi. »

Cette déclaration génère une indignation et appelle deux commentaires :

 Les systèmes de filtration des gaz d’échappement ont été rendus obligatoires pour répondre à un impératif prioritaire de santé publique : diminuer les émissions de polluants qui tuent chaque année des dizaines de milliers de personnes rien qu’en Europe. En 2006, l’organisation mondiale de la santé (OMS) chiffrait à 12.800 le nombre de décès annuels imputables à la pollution par les particules fines en Belgique (http://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0006/78657/E88189.pdf). Sachant qu’approximativement 25% des particules fines sont imputables aux transports, 3.200 décès annuels sont induits par le trafic routier. Il est particulièrement inconvenant de la part d’un secteur qui vend des biens de consommation tellement nocifs pour la santé de se plaindre que la puissance publique mette en place des normes tendant à réduire leur nocivité.

 Les normes d’émissions s’appliquent à tous les véhicules neufs vendus en Europe. Selon les chiffres de l’ACEA, deux tiers de la production de l’Union européenne (EU) y sont directement vendus (un tiers étant exporté). Les constructeurs européens peuvent donc amortir les investissements associés aux normes environnementales sur une grande partie de leur production, contrairement aux constructeurs étrangers (Japonais,, Coréens, Américains, …) qui n’écoulent qu’une petite partie de leur production en EU.

 Les soucis de compétitivité du secteur automobile européen sont plutôt à chercher dans l’existence d’une surcapacité de production (induite par des investissements faits avant la crise de 2008) et dans le coût de la main-d’œuvre dans les pays d’Europe occidentale. Pour répondre à ce problème, plutôt que de tenter de tirer vers le haut les normes salariales et sociales, l’industrie joue volontiers le jeu du dumping social, tout en restant sur le vieux continent. Ainsi, toujours selon les chiffres de l’ACEA, 23% des deux millions de voitures importées en EU en 2014 étaient issus de Turquie. Renault, PSA, Fiat et Ford notamment sont implantés dans ce pays où les conditions sociales sont nettement « avantageuses » pour les constructeurs (http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/05/28/turquie-les-ouvriers-de-l-industrie-automobile-obtiennent-gain-de-cause_4642436_3234.html). Ainsi, concurrence féroce et prix écrasés sont-ils responsables du mal-être du secteur – pas les normes environnementales.

Sur le même thème, Monsieur Jonnaert affirme en tout sérénité que « Atteindre les objectifs CO2 représente un coût de 1000 à 2000 euros par voiture. »

Face à de telles déclarations, on hésite : s’agit-il de flou fort peu artistique ou de désinformation ?

 De quels objectifs s’agit-il ? De ceux relatifs à l’année 2015 (130 gCO2/km pour la moyenne des émissions des véhicules neufs vendus en Europe) ou de ceux relatifs à l’année 2021 (95 gCO2/km) ?

 Selon l’évaluation réalisée pour la Commission européenne par les bureaux Ricardo et TEPR et publiée en avril 2015 (http://ec.europa.eu/clima/policies/transport/vehicles/docs/evaluation_ldv_co2_regs_en.pdf), l’atteinte de l’objectif de 130 g/km a généré un surcoût moyen de 183 euros par voiture. Avant d’introduire la législation, la Commission européenne tablait prudemment sur une fourchette de 430 à 984 euros, tandis que l’industrie annonçait des chiffres de 1.000 à 2.000 euros (ceux utilisés aujourd’hui par Monsieur Jonnaert). La réalité est dix fois moindre…

 Si l’industrie utilisait le moyen le plus évident pour baisser la consommation de carburant (et donc les émissions de CO2), à savoir la diminution de la masse, elle atteindrait sans soucis et sans frais les objectifs de réductions d’émissions. Elle a au contraire mené un lobby acharné pour que les objectifs CO2 soient moins contraignants pour les véhicules les plus lourds (annexe I du règlement (CE) n° 443/2009 – http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:140:0001:0015:fr:PDF), ce qui constitue un incitant… à ne pas diminuer la masse des voitures !

Le paradoxe de la longévité

Monsieur Jonnaert semble se désoler du fait que le secteur qu’il représente mette en vente des produits dont la longévité augmente : « Sauf dans certains pays de l’Est, nous sommes un marché de remplacement. Or on voit que l’âge moyen des véhicules a tendance à augmenter, il est actuellement de 9,7 ans en Europe, en croissance. Cela a évidemment un impact sur l’environnement, et nous discutons avec la Commission des mesures à prendre concernant le remplacement des voitures existantes. Cela aurait un impact positif global. »

Il s’agit là d’un des plus grands paradoxes de l’industrie automobile.

 La fiabilité des véhicules et de leurs constituants a fortement augmenté au cours des trois dernières décennies. Les voitures ont dès lors une durée de vie potentielle d’au moins dix ans (soit 150.000 km sur base du kilométrage annuel moyen de 15.000 km que parcourt une voiture en Belgique).

 Or, le marché automobile européen est un marché de remplacement. Sa croissance ne peut dès lors être générée que par l’augmentation des marges bénéficiaires par unité vendue et par l’accélération du remplacement.

 Il est cependant difficile de dire aux citoyens : « vous avez acheté une voiture fiable, mais, pour notre chiffre d’affaires, nous vous demandons de vous en débarrasser et d’en acheter une neuve ».

 D’où ce mantra qui émaille tous les discours des porte-paroles de l’industrie automobile : « les voitures « anciennes » polluent ; pour le bien de l’environnement, il est nécessaire de les remplacer ». Répétée jusqu’à la nausée (http://www.iewonline.be/spip.php?article6361), cette fausse évidence qui fait fi de l’influence néfaste de certaines technologies récentes et de l’analyse du cycle de vie des véhicules (http://carfree.fr/index.php/2010/01/15/analyse-du-cycle-de-vie-de-lautomobile/) a malheureusement fini par imprégner complètement l’imaginaire collectif – y compris chez de nombreux environnementalistes.

Les conducteurs montrés du doigt

En guise d’ultime défense, Monsieur Jonnaert accommode le célèbre « c’est pas moi c’est lui » à la sauce automobile : « Il n’y a pas que la technologie dans la voiture, beaucoup d’autres facteurs ont un impact sur la consommation et donc les émissions, comme le style de conduite. »

Il faut posséder un culot hors du commun, dans le contexte actuel, pour reporter sur les conducteurs la charge des piètres performances environnementales des voitures.

 Sur base de données relatives à plusieurs centaines de milliers de voitures en Europe, l’ICCT a édité un rapport intitulé « From laboratory to road » qui analyse l’évolution des émissions officielles (mesurées selon les cycles de tests) et les émissions en conditions réelles (http://www.theicct.org/sites/default/files/publications/ICCT_LaboratoryToRoad_2014_Report_English.pdf). En 2001, les émissions annoncées étaient, en moyenne, 7% plus basses que les émissions réelles. L’écart s’est continuellement creusé depuis, et atteignait 30% en 2013. Cette évolution s’est accélérée dès 2007, quand les futurs objectifs de réductions des émissions de CO2 ont été annoncés par la Commission européenne.

 Ce phénomène ne peut s’expliquer que de deux manières. Soit tous les conducteurs européens se sont mis à rouler de manière de plus en plus agressive, accélérant brutalement, dépassant les limites de vitesse, …augmentant ainsi leur consommation de carburant et donc leurs émissions de CO2. Soit les constructeurs ont exploité avec une maîtrise croissante les diverses manières de tricher sur les cycles de tests tout en respectant le prescrit légal.

 C’est évidemment la deuxième explication qui est la bonne. Partant du principe que tout ce qui n’est pas explicitement interdit par la législation est autorisé, les organismes réalisant les tests pour le compte des constructeurs parviennent aujourd’hui à abaisser de près de 40% les émissions officielles d’une voiture par rapport à celles qui seront mesurées en conditions réelles (http://www.iewonline.be/spip.php?article5562 et http://www.transportenvironment.org/publications/mind-gap-why-official-car-fuel-economy-figures-don%E2%80%99t-match-reality).

De la nécessité de décrypter

Dans son interview publiée dans La Libre Belgique des 18 et 19 juin, Monsieur Erik Jonnaert, secrétaire général de l’ACEA, a le mérite d’exposer publiquement les arguments que les armées de lobbyistes de l’industrie qu’il représente utilisent dans l’ombre (http://www.iewonline.be/spip.php?article3413). Pour cette communication grand public, il fait cependant l’économie des mille et une subtilités qui permettent de faire prendre des vessies pour des lanternes et des « 4X4 urbains » pour des solutions de mobilité durable. Le discours qu’il tient n’en demeure pas moins dangereux, notamment dans son instrumentalisation de l’environnement. Puisse cette petite analyse contribuer à aider à décrypter ce genre de messages en identifiant les motivations réelles et en repérant les faux arguments et les raisonnements bancaux.