La tête dans le sac

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« Les stratégies visant à réduire la demande de mobilité doivent être prises en considération au même titre que les stratégies visant à accroître les capacités » pouvait-on lire dans une publication de l’OCDE[Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) : [La demande de trafic routier – relever le défi, Paris, 2002, page 202 ]] en 2002. La même année, le CFDD considérait que « une rupture des tendances actuelles non durables en matière …] de mobilité est vitale pour l’avenir de la planète »Conseil Fédéral du Développement Durable (CFDD) : [avis préparatoire au Sommet Mondial sur le Développement Durable de Johannesburg, 2002, page 6. En 2003, la Conférence européenne des Ministres des transports (CEMT) estimait que « la gestion de la demande de transport apparaît comme une activité légitime et nécessaire des gouvernements »[Conférence Européenne des Ministres des Transports (CEMT) : [Gérer les déterminants de la demande de transport, 2003, page 142]].
Où en est-on, dix ans plus tard ? Rupture, prospective, vision, audace : les déclarations, master plans, plans directeurs et études menés à divers niveaux se succèdent qui, tous, insistent sur la capacité de leurs auteurs à anticiper, à proposer un développement répondant aux enjeux économiques et sociaux de demain. En oubliant totalement que les activités économiques des sociétés humaines ont un cadre : l’environnement dans lequel vivent celles-ci. La maison brûle, pour reprendre la métaphore d’un ex-président français. Il ajoutait que nous regardons ailleurs. Il me semble plutôt que nous échafaudons frénétiquement les plans d’extension de la maison, de renouvellement de l’aménagement intérieur, de construction d’une véranda, … résolument aveugles aux flammes, volontairement insensibles au fait que l’incendie emportera tout.
Des mots que tout cela ? Passons donc aux chiffres. Mais avant tout, une mise au point. Les preuves de la rotondité de notre planète me semble suffisamment établies : je trouve vain d’encore en débattre avec les membres de la société de la Terre plate ; vain aussi est le débat avec celles et ceux qui continuent à mettre en doute les analyses et les recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ces recommandations sont, pour les pays développés, de diminuer de 90% en moyenne les émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’horizon 2050. Dit autrement, il faut diviser par 10 ces émissions en 37 ans (une demi-vie humaine !). Le défi est colossal. Pour le relever, il est indispensable de modifier en profondeur nos modes de production et de consommation de toute urgence.

La tête dans les nuages

En Belgique, les émissions de GES du secteur aérien international représentaient, en 2011, 3,2% des émissions totales du pays. L’effet sur le climat planétaire est deux à cinq fois plus important[Courbe P. : « [Les limites du ciel », IEW, 2008, page 31]]. Si le total des émissions de GES est effectivement divisé par dix et que celles du transport aérien demeurent ce qu’elles sont, elles représenteront 32% du total en 2050 – ne laissant que deux tiers d’un total réduit pour toutes les autres activités humaines – dont certaines apparaissent tout de même assez essentielles, comme l’alimentation, la santé, … Que faire, alors ? La technologie est impuissante à diminuer significativement les émissions spécifiques des avions. Une seule voie donc : la diminution de la demande. A Gosselies, les gestionnaires de l’aéroport envisagent de développer les activités pour passer de 6 à 9 millions de passagers annuels. Les décideurs politiques, quasi unanimes, applaudissent.

La tête ailleurs

La relocalisation de l’économie est une des voies royales pour maîtriser la demande de mobilité. Encore faut-il que cette économie soit … économe en transports. Le « projet de développement touristique de la destination Spa-Francorchamps » ignore superbement cette nécessité. Destination « facilement accessible par routes et autoroutes » comme le précise la présentation du projet, elle ne l’est plus par chemin de fer depuis peu : en 2007, le Comité consultatif des usagers auprès de la SNCB (CCU) s’inquiétait, dans son avis 07/01 (« Démontage et aliénation de lignes ferroviaires ») du déferrage des lignes 45 et 48. L’impact des flux de touristes drainés par « le plus beau circuit du monde » a déjà été démontré: 83% des 8.400 tonnes d’émissions de CO2 associées au Grand Prix de Formule 1 de 2007 étaient ainsi imputables aux déplacements des spectateurs[Ozer P. : [Evaluation des émissions de CO2 relatives au Grand Prix de Formule 1 à Spa-Francorchamps, 2007, page 8]]. Beaucoup préfèrent jeter un voile impudique sur ces résultats et continuer à développer des activités fortement génératrices de transport motorisé individuel.

La tête en pleurs

La Commission européenne a fixé, pour le secteur des transports, l’objectif de réduction de 60% des émissions de gaz à effet de serre en 2050 par rapport à 1990[[Cet objectif, pour ambitieux qu’il puisse paraître, est fort en retrait par rapport aux objectifs globaux assignés aux pays développés dans l’optique d’une limitation du réchauffement planétaire de +2°C]], ce qui équivaut à une réduction de 70% par rapport à 2010. La trajectoire la plus raisonnable est celle correspondant à un taux de réduction annuel constant : il devrait être de 2,85% pour rencontrer l’objectif de la Commission. Les réductions par rapport à 2010 seraient alors de 25%, 44% et 58% en 2020, 2030 et 2040 respectivement. Ces objectifs devraient guider toute action politique. La stabilité sinon la survie de nos sociétés en dépend. A peu de choses près, tout le monde s’en f…

Lorsque, il y a dix ans de cela, je faisais mes premiers pas chez IEW, une des premières phrases qu’un acteur économique m’a lancée à la tête avec la volonté visible de me déstabiliser est la classique « on ne fait pas d’environnement dans un désert économique ». Cette affirmation est bien évidemment doublement ridicule. D’une part parce qu’on ne « fait » pas d’environnement. L’environnement se fait bien tout seul : les interventions humaines ne sont utiles que pour panser les plaies infligées par l’humanité. D’autre part parce que si, bien sûr, l’environnement peut très bien se porter dans un désert économique : certaines forêts primaires subsistent encore pour le prouver… La proposition inverse, par contre, est tout à fait vraie : on ne fait pas d’économie dans un désert environnemental. Et, beaucoup plus fondamentalement, il n’y a pas de société humaine possible dans un désert environnemental. C’est pourtant vers ce désert que nous acheminent les « visionnaires audacieux » qui ne font en fait que prolonger les politiques du passé sans oser briser le tabou de la demande de transport à laquelle, il y a dix ans, l’OCDE, le CFDD, la CEMT – pour ne citer qu’eux – nous recommandaient pourtant de nous attaquer.