Marchienne-au-Pont, chronique d’une descente aux enfers

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Des sommets au fin fond. Il y a peu d’endroits en Europe, et a fortiori en Belgique, où cette expression prend autant son sens qu’à Marchienne-au-Pont, une localité de l’ouest de Charleroi. A Marchienne, on a en effet vu se produire une chute qui dépasse l’entendement. En quelques décennies, les centaines d’hectares, desquelles on tirait une part essentielle de la richesse d’un des pays d’Europe les plus riches, se sont transformées en une terre de misère et de désolation, qui aujourd’hui peine à susciter autre chose de la part du grand public que de la pitié quand ce n’est pas de la stigmatisation.

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Gare de Marchienne-au-Pont. Il fut un temps où Marchienne était si importante dans l’organisation économique du territoire belge que plusieurs trains directs rejoignaient Bruxelles tous les jours depuis cette gare. (Crédit photographique : Benjamin Assouad)

L’histoire est ironique, l’histoire est injuste. Le fonctionnement de l’économie ne récompense pas les territoires qui lui donnent ou lui ont donné le plus. Bien au contraire, le territoire s’occupe, se transforme, se réoriente, de la plus injuste des manières. Inutile pour cela d’aller voir aussi loin que le Kivu ou le Kosovo, dont les richesses respectives en coltan et en cadmium ne sont pas étrangères à leurs malheurs récents. Le sud de la Belgique regorge de tels territoires. A un moment donné de l’évolution des techniques, ils étaient parfaits pour devenir les théâtres d’un développement économique sans égal. Ils étaient d’autant plus parfaits qu’ils ont alors pu être réaménagés uniquement en fonction de ce développement économique.

Dans la région de Charleroi, une surface, fin 18ème siècle, quasi vierge au sous-sol regorgeant de charbon, on a pu librement installer des puits d’extraction et des outils de production destiner à valoriser à proximité cette énergie bon marché (sidérurgie, métallurgie, verrerie, production d’engins mécaniques). On y a vu s’y développer une urbanisation de quartier élémentaire pour que ces usines puissent « travailler » (corons, maisons d’ingénieur au rôle de surveillance), et, des infrastructures de transport destinées à acheminer d’autres travailleurs et certaines matières premières, mais surtout exporter les productions partout dans le monde (trains, tramways vicinaux, canaux).

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La rue de Chatelet à Marchienne. La vue est symptomatique de l’évolution de son territoire. Des grandes usines à l’arrêt ; des maisons mitoyennes conçues pour le logement ouvrier ; des routes « modernes », avec leurs ponts et trémies, développées pour se déplacer, le plus vite possible, entre deux points, au mépris des quartiers traversés. (Crédit photographique : Benjamin Assouad)

A Marchienne-au-Pont, témoin comme de nombreuses autres localités de Wallonie, d’une révolution industrielle totale, c’est surtout cela qui dérange : que ces lieux aient été réaménagés uniquement en fonction de l’économie. A Marchienne, avant le développement économique autour du charbon, de l’acier, du verre… au 19ème siècle, il n’y avait pas grand-chose, sinon un pont, stratégique car rare sur la Sambre, et le petit pôle urbain consécutif évident. Après ce développement économique tout azimut, il n’y a toujours pas grand-chose à Marchienne, si ce n’est des centaines d’hectares polluées, d’énormes bazars industriels aussi fascinants qu’embarrassants, et un cortège de misère. L’impression générale que donne le lieu : avoir contribué plus que de raison à l’enrichissement d’un grand capital et d’un pays tout entier et n’en tirer au final aucun bénéfice, sinon la gestion d’une dette colossal qui a la forme de mastodontes industriels pourrissant sur pieds et de quartiers déstructurés habités par une population précarisée.

Ici, point – ou si peu – de beau bâti bourgeois ou de monumental bâti public, témoins de la prospérité d’une localité, longtemps une des plus riches, en termes de production, de Belgique. Le strict minimum, voilà ce qui a été réalisé à Marchienne-au-Pont et dont Marchienne-au-Pont peut jouir aujourd’hui. Les traces de cet argent qui a jadis coulé à flot sont rares, à l’exception de quelques belles villas d’ingénieurs – localisées en des lieux stratégiques pour mieux surveiller les ouvriers des corons –, une église néo-gothique grandiose – comme lieu nécessaire de surveillance des consciences et de gardiennage des ouvriers le dimanche – et une accessibilité train et tram remarquables – il fallait bien faire venir tous les jours ces ouvriers au travail, eux qu’on préférait ne pas trop entasser près de l’outil de production par crainte d’une éventuelle mobilisation politique.

Deux destins bien distincts semblent déterminer le devenir des espaces industriels wallons : d’un côté, comme à Marchienne, l’argent semble n’avoir jamais été réinvesti dans l’amélioration, sinon l’équipement, des lieux, et d’un autre, comme à Verviers, où l’argent l’a été, sur fond d’une stratégie socialiste communale de redistribution teintée d’une volonté des capitaines d’industrie de marquer la localité de leur réussite.
Il est indéniable qu’à Marchienne, dès le début, les richesses produites sur place ont été investies ailleurs, à Charleroi centre-ville, Bruxelles, ou Anvers, dans l’espace public ou dans l’architecture bourgeoise. Bonne chose pour Charleroi centre-ville, et surtout Bruxelles ou Anvers, mais surtout tant pis pour Marchienne. Marchienne qui doit maintenant éponger les dettes, entre sites industriels à assainir et redévelopper, espace de quartier à créer, et enfin population hyper-précarisée à soutenir. Ce qui exige un personnel politique des plus dynamiques et efficaces, des fonctionnaires des plus compétents et enthousiastes, et des budgets colossaux. Sans discuter du personnel politique et des fonctionnaires dédiés, on peut évoquer la dimension budget et douter que la très modeste équité, proposée par le Fond des Communes et l’un ou l’autre fonds européen d’intervention, permette d’éponger cette dette.

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L’entrée du métro de Marchienne centre-ville. D’une part, on a démoli des dizaines de maisons du noyau historique de la ville pour faire passer le métro, et, d’autre part, on a créé un accès à ce métro au beau milieu d’un rond-point quasi exclusivement routier… (Crédit photographique : Benjamin Assouad)

Sans discuter les choix politiques d’aménagements actuels, on peut néanmoins s’interroger clairement sur les choix politiques d’aménagement de ces dernières décennies consécutifs au déclin industriel des années 1960-70. Si la situation était alors critique socio-économiquement pour Marchienne, on ne peut qu’être très dubitatif quant aux interventions urbanistiques réalisées en terme d’amélioration de la qualité de vie sur place, entre tracés du métro destructeurs du vieux patrimoine de l’entité, viaduc du métro surplombant des quartiers d’habitation près de la darse, entrée d’une station de métro sise au beau milieu d’un rond-point, pont sur l’Eau-d’Heure doté d’un seul trottoir et coupant la continuité de la circulation piétonne le long de la rivière. Ceci sans parler du saupoudrage d’argent public, qui semble continuer au niveau rénovation urbaine, et qui conduit, en particulier, à la rénovation heureuse d’une maison en mauvais état, ici et là, de temps en temps, jusqu’à son inéluctable pourrissement, sous l’effet d’une contagion par les chancres environnants.

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Le centre de Marchienne-au-Pont par-delà la Sambre. En rouge, les deux zones totalement démolies pour laisser passer le métro… En bleu, l’entrée du métro au milieu du rond-point. (photo : Benjamin Assouad)

Marchienne-au-Pont a mal, et son calvaire ne semble pas prêt de prendre fin dans les années à venir malgré le remarquable travail de terrain mené par différentes organisations, à commencer par Avanti, le CPAS local et des initiatives ambitieuses, comme le festival Mai’tallurgie.
Restons malgré tout positifs, et rêvons d’une action publique refondée pour les décennies à venir, qui s’inscrirait d’autant plus fort dans certains lieux du territoire wallon qu’ils ont tout donné pour l’amélioration du bien-être collectif pendant des décennies, et n’ont obtenu en retour qu’une situation socio-économique particulièrement déplorable, sur fond d’un lourd et inextricable héritage industriel.