Quitter sa voiture en ville

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Mobilité
  • Temps de lecture :10 min de lecture
You are currently viewing Quitter sa voiture en ville

« Les citadins wallons utilisent 5 fois moins leurs jambes que les citadins espagnols ! » Michel Murzeau connaît la question, lui qui parcourt chaque jour des dizaines de kilomètres à pied ou en vélo. La mobilité de proximité est son dada, et il voudrait qu’elle devienne une réalité dans sa commune, Herstal. De colloques en études spécialisées, il se documente sur le sujet. Parallèlement, il tente de faire entendre sa voix auprès des autorités et administrations locales.

Voici cinquante ans, circuler à pied était la norme dans les petites villes wallonnes. Pour les longues distances entre localités, il y avait le tram, ou encore l’autobus. Les gares ferroviaires étaient plus nombreuses qu’aujourd’hui ; elles desservaient des quartiers urbains et des gros bourgs, mais surtout les entreprises industrielles. A la campagne, marcher une paire d’heures pour rejoindre un marché n’avait rien d’extraordinaire. Dans les années soixante du XXe siècle, le modèle « tout à l’auto » importé des Etats-Unis d’Amérique a radicalement modifié les m½urs et le paysage. La zone périphérique s’est étendue jusqu’à déguiser les villages en catalogues de villas. De nouvelles voiries, toujours plus larges et plus nombreuses, ont connecté la Côte belge aux perles ardennaises, la Fagne à la Campine, les parkings de supermarchés aux allées de garage. Les camionnettes de livraison ont laissé place aux semi-remorques. La marche, élevée au rang de sport de loisir, a pour sa part reçu le doux nom de « footing ».

Aujourd’hui, de plus en plus de citoyens se plaignent des nuisances générées par l’automobile en milieu urbain et rural, mais ils n’arrivent pas à claquer la portière une bonne fois. Avec d’autres membres actifs de la Ligue des Familles et du GRACQ – association qui regroupe les cyclistes quotidiens et défend leurs droits et revendications, Michel Murzeau a mené une réflexion de longue haleine sur ce problème. Il a récemment souhaité associer la fédération Inter-Environnement Wallonie à leur recherche d’un aménagement novateur du territoire où se concilieraient mobilité et vie sociale. Que manque-t-il à nos villes et à nos villages pour que les « culs-de-jatte » se retrouvent bipèdes et fiers de l’être ? Un « SMMP », pardi !

IEW : Que signifie ce sigle, « SMMP », dont vous êtes l’inventeur ?


Michel Murzeau :
Le Schéma de Maillage en Mobilité de Proximité, ou SMMP, consiste à appliquer un calcul des distances, en se servant de cercles concentriques sur un plan. On commence par choisir un lieu géographique, un point d’intérêt public. Par exemple, pour parler tout à fait littéralement, on peut prendre comme centre ce que l’on appelle le centre-ville. Ou encore, un lieu très fréquenté par la population. A partir de ce point central, on trace un premier cercle de 150 mètres de rayon, et un deuxième de 300 mètres. Le premier cercle pourrait s’appeler celui de la mobilité de proximité, le deuxième celui de l’intermodalité. Au-delà, on peut encore tracer d’autres cercles avec des rayons allant de 600 à 1200 mètres, mais les plus importants sont les deux premiers : ils nous montrent une distance critique à l’intérieur de laquelle un déplacement à pied (150 à 300m en moyenne) ou à vélo (300 à 600m) sera plus agréable et efficace qu’un déplacement en voiture. Le maillage, c’est l’opération suivante. Elle consiste à effectuer le relevé des voiries existantes dans ces deux cercles et à éventuellement proposer de nouvelles liaisons de façon à faciliter les déplacements des piétons et des cyclistes. A l’intérieur du premier cercle, la localisation est optimale pour des services administratifs, du commerce, mais aussi des logements et des lieux d’activités culturelles ou sportives. Le second cercle marque en quelque sorte la limite maximum des implantations publiques : plus loin, la distance à accomplir représenterait pour les piétons un inconfort, une plus grande insécurité routière, et surtout une longueur de temps supérieure à ce que chacun de nous est prêt à consacrer à un trajet utilitaire, quel que soit le mode de transport.


IEW : comment une ville peut-elle s’approprier ce schéma ?

Michel Murzeau : Le nec plus ultra, c’est quand l’ensemble du schéma des circulations peut être revu en prenant comme guide les déplacements à pied. On assiste alors à une remise en question des échelles : les activités gagnent en intensité au centre, et celui-ci reste accessible à tous, sans qu’on ait dû chasser les voitures. Il faut pour cela rendre sécurisés, attrayants et rapides les trajets des piétons – ou des personnes à mobilité réduites. Ensuite, tout le reste du puzzle se met en place. Avec une commune industrielle comme Herstal, le problème réside notamment dans la taille imposante des îlots, dans les ruptures occasionnées par les voies rapides ou les voies ferrées, dans l’étroitesse des trottoirs, mais aussi dans l’usage qui est fait de l’espace public carrossable. Il y a des habitudes fortement ancrées ! La rue principale, l’ancienne chaussée de liaison entre les Pays-Bas et Liège, est devenue un couloir poussiéreux, parcouru à grande vitesse sans respect des piétons. La place principale se greffe sur cette artère par le biais d’un ample parking, qui tient lieu d’enseigne aux commerces. Le défi serait de se servir du maillage pour renverser la tendance, améliorer l’accessibilité aux usagers non motorisés, et in fine revaloriser l’image de la ville.

Au vu des mesures à prendre à l’échelon régional ou mondial en matière d’énergie et de mobilité durable, l’idée paraît jouable. La Commune a par ailleurs des projets d’aménagement fort intéressants qui sont compatibles avec un Schéma de Maillage en Mobilité de Proximité : la transformation en boulevards urbains des voies rapides le long de la Meuse, la rénovation urbaine entre la gare et le quartier Marexhe-Hayeneux, ou encore la très attendue construction d’un nouveau centre administratif face à la place principale, pour ne citer que quelques dossiers. Mais il me semble que le SMMP a aussi une grande pertinence sur le plan de la vie en société. Une ville qui adopterait cette nouvelle vision vis à vis de son accessibilité se rangerait du côté d’une consommation plus modeste, se soucierait davantage de l’intérêt collectif et agirait peut-être plus efficacement contre la pauvreté et l’injustice sociale.

IEW : Sur le plan de l’aménagement du territoire, quels objectifs le SMMP permet-il d’atteindre?

Michel Murzeau : Le premier objectif, c’est de freiner la production pléthorique des infrastructures liées à notre modèle d’urbanisation en ruban. Le SMMP remet fondamentalement en cause la priorité accordée au « permis de bâtir de l’individualisation », responsable des 400 km de nouvelles routes construites chaque année en Wallonie. Nos villes et communes avalisent sans broncher ces voiries dont elles auront ensuite la charge! Or ces voiries sont pour l’essentiel exclusivement tracées pour subvenir aux besoins d’usagers privés, et contribuent à les éloigner de plus en plus des noyaux urbains. Le deuxième objectif, c’est d’apporter une forme pratique à l’idéal de densité et de compacité qui est prôné actuellement. Les aménagements en mobilité de proximité, tels que les itinéraires de liaison, servent d’éléments de convivialité et d’aération dans une urbanisation intense sur des parcelles étroites. Ils mettent vraiment à portée de jambes la vie locale, les activités du centre névralgique d’une agglomération. Le troisième objectif, c’est de réaliser des économies d’échelle qui aident à atteindre la rentabilité sociale, et partant préservent les budgets en vue d’assumer des projets publics indispensables mais coûteux : transports en commun, constructions, rénovations, revitalisation, entretien des voiries. Une commune disposant d’une faible assiette fiscale pourrait dès lors se permettre d’être plus regardante sur la qualité. Face à ses partenaires et face aux investisseurs elle pourra être exigeante comme si elle était « riche » !

Pour aller plus loin :

L’Ecole Polythechnique de Lausanne relaie plusieurs actions en cours, dont « Pedestrians’ Quality Needs », qui se focalise sur la manière dont les besoins des piétons pourraient être mieux rencontrés tant dans les aménagements physiques de l’espace que dans les décisions de localisation des activités.
Denise Scott-Brown, conférencière et architecte américaine, a attiré par de nombreuses publications et interviews l’attention du public sur l’hégémonie de la perception automobile vis-à-vis de la perception piétonne. Elle envisage avec beaucoup d’humour les modifications que cette perception a imposées à l’architecture et au paysage. Son ouvrage le plus célèbre date de 1972 : « Learning from Las Vegas », écrit avec son mari Robert Venturi et leurs étudiants suite à une période d’observation au c½ur de la ville de jeux du Nevada.

Depuis 1988, les Pays-Bas ont mis en place le système « ABC », une politique de planification visant à promouvoir pour les entreprises la localisation urbaine la plus adaptée à leurs besoins en transports. Les localisations de type A présentent une grande accessibilité en transport public ; les localisations de type B sont des zones intermédiaires avec une accessibilité raisonnable à la fois en transport public et par la route ; les localisations de type C offrent une grande accessibilité routière, et une proximité du réseau autoroutier. Un quatrième type (R) correspond aux zones peu accessibles par la route et les transports en commun.

Sur le plan des statistiques, Herstal présente une densité de 1620 habitants au km², soit 38 000 habitants et 2350 hectares, à comparer par exemple avec les 2740 hab/m² de Liège, soit 190 000 habitants répartis sur 6940 hectares. On trouve dans ces deux villes respectivement 33% et 41 % de ménages SANS voiture. Selon l’étude Européenne Adonis de 1998 sur laquelle Michel Murzeau base sa comparaison entre citadins, l’Espagne connaissait alors dans ses centres urbains une moyenne de 50% d’usagers des modes doux, tous âges confondus. Et ce, que la densité soit de 4 000 hab/m² comme à Oviedo, de 776 hab/m² comme à Victoria, ou encore de 15 300 hab/km² comme à Barcelone !

herstalplan.jpg

La mobilité de proximité à Herstal. Dessin et annotations de Michel Murzeau sur fond de plan de Herstal. En jaune, les cercles concentriques; en mauve, les voiries existantes; en vert les liaisons proposées.

Extrait de nIEWs (n°73, du 15 au 29 avril),

la Lettre d’information de la Fédération.

Découvrez les autres articles en cliquant ici.

Radu Razvan – Fotolia.com