Résolument injuste mais légal…

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« Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi ; mais elle doit être loi parce qu’elle est juste. » (Montesquieu, L’esprit des lois)

On ne prend pas toujours le temps nécessaire pour « sortir » des dossiers sur lesquels on travaille et pour les analyser en fonction de critères globaux, en oubliant un instant les enjeux très concrets dont ils traitent. L’exercice, riche d’enseignements, vaut la peine d’être mené – mais avec prudence. Répété trop souvent, il pourrait nuire à l’équilibre psychique de qui s’y adonne. Il procure en effet un sentiment bizarre, déstabilisant : celui d’évoluer dans un monde où, de mouvement artistique ayant fait beaucoup pour la renommée de notre petit pays, le surréalisme gagnerait le statut de valeur politique. Pour illustrer le propos, partons un instant au pays de l’imaginaire.

Imaginez que, demain, le code de la route soit modifié et que la vitesse maximale autorisée soit fonction de la voiture. Une grosse berline pourrait rouler à 150 km/h sur nos autoroutes tandis qu’une petite voiture (dite « d’entrée de gamme ») ne serait pas autorisée à dépasser les 100 km/h. Ceci sous le prétexte fallacieux qu’un véhicule plus rapide, plus puissant, est mieux équipé pour faire face aux situations d’urgence (cet argumentaire sophistique, qui ignore l’importance de la masse et de la vitesse dans la gravité des accidents, est malheureusement l’un des mantras les plus prisés des constructeurs de voitures puissantes). Bref, les voitures plus rapides pourraient rouler plus vite ! Fou, ridicule, inconcevable ? Certes. Quoique… une réglementation européenne très similaire dans le principe existe déjà. Une autre est en gestation. Ceci pour les seuls dossiers relatifs à la mobilité sur lesquels IEW travaille actuellement.

Les voitures fort émettrices de CO2 peuvent en émettre !

Les règlements (CE) N° 443/2009 et (CE) N° 510/2011 (tous deux en cours de révision) établissent des normes de performance en termes d’émissions de CO2 des voitures et des véhicules utilitaires légers (VUL) neufs. Les « normes de performance » se réfèrent en fait à la moyenne des émissions des véhicules. Ainsi, l’objectif de 95 gCO2/km pour les voitures neuves vendues en Europe en 2020 ne s’applique pas à chaque véhicule. Pour garantir que les 95 g/km soient atteints en moyenne européenne, chaque constructeur se voit attribuer un objectif spécifique qui est fonction de la masse moyenne des voitures qu’il vend : les constructeurs qui produisent des voitures lourdes bénéficient d’objectifs moins ambitieux que ceux qui vendent des voitures plus légères : 100 kg de plus donnent droit à 4,57 g/km supplémentaires. Et il s’agit bien de moyennes par constructeur : pour autant que certaines voitures vendues émettent peu de CO2, certaines peuvent en émettre plus – voire beaucoup plus. Par ailleurs, certaines dispositions offrent aux « petits » constructeurs (ceux qui produisent peu de véhicules – souvent des véhicules dits « de prestige » : lourds, puissants, gros émetteurs de CO2) des dispositions spéciales. Tout ceci est assez difficile à admettre si l’on tient compte de l’évidence physique suivante : plus une voiture est lourde, plus il faut d’énergie pour la déplacer et plus elle émet de CO2. Bref, avec cette réglementation, plus une voiture émet de CO2, plus elle peut en émettre !

Les voitures bruyantes peuvent faire du bruit !

Le projet de règlement européen relatif au niveau sonore des véhicules proposé par la Commission européenne fin 2011 comprend des dispositions similaires. Et les travaux récents du Parlement européen n’ont fait que les renforcer. Ainsi, l’un des amendements (le 61 pour les initié(e)s) votés par la majorité des eurodéputés le 06 février dernier divise les voitures en trois catégories, en fonction de leur rapport puissance/masse : moins de 125 kW/t de puissance spécifique, entre 125 et 150 et plus de 150 kW/t. Précisons en passant qu’une puissance spécifique de 125 kW par tonne représente, pour une voiture de 1400 kg (masse moyenne d’une voiture neuve en Belgique en 2010), une puissance de 238 CV. L’amendement 61 différencie les limites de bruit en fonction des catégories : en-dessous de 125 kW/t, le bruit maximal est de 68 dB, entre 125 et 150 kW/t, il est de 70 dB et au-dessus de 150 kW/t, il est de 73 dB (avec un dB supplémentaire pour les véhicules tout-terrain). Par ailleurs, le bruit maximal dont il est ici question est établi selon un protocole de mesure bien précis durant lequel le moteur n’est que modestement sollicité : il ne s’agit donc pas d’empêcher ces mâles vrombissements supérieurs à 100 dB qui charment les tympans anesthésiés des amateurs de voitures dites sportives. Ainsi, avec cette proposition législative, plus le véhicule est bruyant, plus il peut faire de bruit !

La notion de « juste »

La vitesse, le CO2 et le bruit sont trois problèmes sociaux et environnementaux graves. Différentes études établissent que la vitesse est un facteur prépondérant dans 30% des accidents mortels. Et l’on déplorait en 2010 31.000 morts sur les routes européennes. Le bruit routier tue aussi : en Europe, il est responsable de 50.000 morts par an par malaises cardiaques.
Les changements climatiques causent déjà, au niveau planétaire, 300.000 morts par an comme le révélait en 2009 un document du Global Humanitarian Forum – et cela risque malheureusement de n’être « qu’un début ».

La réglementation des vitesses décrite dans le petit exercice d’imagination ci-dessus, si elle heurte le bon sens et nous choque, est-elle réellement, à la lumière des quelques chiffres qui précèdent, moins « juste » que les législations européennes relatives aux émissions de CO2 et au bruit des véhicules ? La vitesse tue « tout de suite », parfois sous nos yeux – contrairement au bruit et aux changements climatiques dont les effets sont moins directement perceptibles dans nos quotidiens. Cette différence dans l’expression des incidences explique que nous qualifions d’inéquitable, de moralement condamnable une législation qui différencierait la vitesse admissible en fonction de la vitesse maximale de la voiture alors que les législations qui fixent les limites de bruit et d’émissions de CO2 en fonction du bruit et des émissions de CO2 de la voiture ne provoquent tout au plus qu’une petite indignation passagère.

L’esprit des lois

Le risque est grand de voir se mettre en place un effet d’accoutumance à ces législations inéquitables. Il est dès lors utile de s’y opposer et, pour ce faire, de pénétrer les secrets de leurs genèses. Secrets de Polichinelle, en fait. Des intérêts sectoriels ou particuliers, industriels ou financiers, exprimés de manière convaincante (menaces de pertes d’emplois, promesses de développement économique, appel à la pitié envers une industrie à genoux, …), peuvent influencer en profondeur les législations. Lesquelles officialisent dès lors des régimes de faveur ou d’exception dont l’importance est proportionnelle à la puissance des lobbys qui les ont demandés.
Montesquieu, dont la pensée est à l’origine du principe de séparation des trois pouvoirs (« il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ») a magnifiquement illustré la nécessité, pour le législateur, de garder à l’esprit le bien commun, lequel ne peut se résumer à la somme des intérêts de quelques groupes, secteurs ou individus. Laissons-lui donc conclure ce petit billet : « Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime » (Montesquieu, Mes pensées).