Alibaba et les 40 vols / heure

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La plateforme Watching Alibaba s’érige contre l’implantation de la société chinoise de commerce en ligne Alibaba à Liège Airport et contre l’extension de l’aéroport. Dans ce cadre, une cinquantaine de militant.e.s se sont mobilisé.e.s ce 17 janvier pour un happening sur la place Saint Lambert, dans le cadre duquel iels (ils·elles) ont « invité le public à venir avec une boite en carton symbolisant un colis d’Alibaba devant le petit avion de Tchantchès ». Ensuite, « déguisé·e·s en personnel aéroportuaire, iels ont tamponné ces colis d’un « Retour à l’expéditeur– Alibaba, on n’en veut pas » et ceux-ci ont ensuite été chargés dans l’avion, direction « Poubelle »[1].

IEW partage un grand nombre des craintes et questionnements de la plateforme.

La fédération est en effet active depuis de nombreuses années en matière de suivi des politiques publiques relatives aux développements aéroportuaires en Wallonie et de l’impact que ces développements ont sur l’environnement et le climat. IEW avait notamment, début 2000, assigné la Région wallonne en justice pour tenter de freiner le développement des vols de nuit.

Fin 2019, IEW a mobilisé un groupe de citoyens dans le but de concevoir des actions pour sensibiliser un public plus large aux impacts environnementaux et climatiques du développement des aéroports sur le territoire wallon.

Watching Alibaba, de par sa structuration et sa capacité de réflexion, constitue un exemple intéressant de réseautage citoyen contre le développement des aéroports. Cet article a pour objectif de présenter la plateforme et de positionner IEW par rapport à ses objectifs et aux idées qu’elle défend.

Impacts environnementaux et sociétaux considérables

Le transport aérien est clairement l’un des modes de transport les plus polluants, incompatible avec les objectifs climatiques, et un nombre croissant de citoyens se questionnent par rapport à cette façon de voyager[2] ou par rapport au transport des produits qu’ils achètent.

En Suède, par exemple, le Flygskam (ou flight shaming en anglais) a émergé et gagne un nombre croissant de personnes qui s’inquiètent de l’empreinte climatique de ce mode de transport. En Angleterre, la campagne Flight Free UK incite les citoyens à se passer de l’avion pendant au moins un an et, en Flandre, la campagne Zomer zonder vliegen a pour objectif de sensibiliser les citoyens à l’impact des voyages en avion et aux alternatives.

Même si les vols cargo sont hébergés à l’aéroport de Bierset depuis longtemps, l’arrivée d’Alibaba à Liège engendrera une augmentation importante du trafic routier et aérien et donc une augmentation des gaz à effet de serre et autres pollutions locales. Cette croissance du trafic et ses conséquences sont bien décrites dans un récent rapport rédigé par Pierre Ozer, docteur en Sciences géographiques, Climatologue et Professeur à l’Université de Liège[3].

 « De 2013 à 2017, les émissions wallonnes ont baissé de -1.555.608 tCO2. Dans le même temps, l’activité de Liège Airport a augmenté de +389.181 tCO2. En d’autres termes, la croissance de Liège Airport a annulé 25% des efforts de toutes les femmes et les hommes de Wallonie sur ces cinq années. »[4] . Et les perspectives ne sont pas plus réjouissantes : si l’on s’en tient aux projections (c’est-à-dire miser sur quatre millions de tonnes de fret aérien d’ici 2040 pour Liège Airport), dans 25 ans, Liège Airport, à lui seul, émettra plus de CO2 que toute la Wallonie[5].

Outre l’impact climatique, ce trafic aura également un impact sur la santé (via la production d’oxydes d’azote, de monoxyde d’azote, de particules ultrafines et de bruit).

Watching Alibaba pointe également les conséquences que l’installation de ces nouvelles activités aura sur le trafic local. Les 1.500 camions supplémentaires prévus pour acheminer les marchandises (et non pris en compte dans les plans de mobilité[6]), vers leurs nouvelles destinations risquent d’engendrer, selon les responsables de la plateforme, une saturation complète du trafic local.

En outre, il est prévu que d’importantes surfaces soient bétonnées afin d’y installer les infrastructures d’Alibaba. Ceci se fera au détriment de terres arables de qualité et limitera encore plus la capacité d’infiltration des sols par les eaux pluviales. Pour les responsables de la plateforme, ces développements pourraient mettre en danger l’autonomie alimentaire du territoire. Dans la cité ardente, réputée pour ses initiatives citoyennes et locales en matière d’alimentation durable, cet accaparement des terres est un non-sens.

En décembre 2019, les dirigeants de Cainiao, la filiale logistique d’Alibaba, ont révélé leurs projections en termes de créations d’emploi (900 emplois pour la mi-2021) et d’investissements (100 millions d’euros à Liège Airport)[7]. La construction d’un entrepôt de 30.000 mètres carrés et la création de plusieurs milliers d’emplois indirects ont également été annoncées[8].

Sur un plan social, l’arrivée d’Alibaba à Liège Airport et le modèle économique proposé via ce type d’activité pose également une série de questions[9].

La plateforme Watching Alibaba  émet également de sérieux doutes quant à la qualité des emplois créés via l’implantation de la société dans la région. S’appuyant sur différentes études, notamment celles du sociologue David Gaborieau, les responsables de Watching Alibaba craignent que la plupart des emplois créés via le secteur de l’e-commerce soient précaires et avilissants. Selon François Schreuer, Porte-parole de la plateforme et Coordinateur de l’asbl urbAgora[10], les travailleurs dans des entrepôts du type de ceux qui vont être créés doivent dans bien des cas répondre en permanence aux injonctions orales d’ordinateurs qui contrôlent absolument tous leurs mouvements.

Watching Alibaba dénonce aussi le fait que les emplois créés dans l’e-commerce menace les emplois dans le commerce de détail au niveau local. Une analyse récente sur le fonctionnement d’Amazon en France indique que pour chaque emploi créé dans l’e-commerce, un peu plus de 2 emplois sont perdus au niveau du commerce local[11].

Quant aux produits supposément exportés de la Wallonie vers la Chine dans le cadre de ce modèle économique, les responsables de la plateforme craignent qu’il ne s’agisse en réalité davantage de matières premières qui feront alors l’aller-retour entre nos contrées et l’Asie, pour être travaillées là-bas où la main d’œuvre est moins coûteuse et revenir chez nous pour être ensuite vendue, ce qui correspondrait à une aberration environnementale. 

Un manque de transparence

La plateforme revendique notamment une plus grande transparence au niveau des informations qui concernent les plans d’aménagement et le développement des activités autour de l’aéroport de Liège, notamment liées à l’implantation d’Alibaba. Pour François Schreuer, les informations concernant les développements d’infrastructures liées à l’activité de la société chinoise sont communiquées de façon lacunaire et/ou inexacte : les permis demandés couvrent des surfaces plus de 10 fois moins importantes que celles annoncées lors de la signature de l’accord de 2018, par exemple. Il est difficile de savoir si cela signifie que le projet a été drastiquement revu à la baisse ou s’il ne s’agit que d’une première phase, appelée à être suivie par d’autres. Les citoyens s’y perdent et ont le sentiment d’avancer à l’aveugle et d’être mis devant les faits accomplis.

Ce manque de transparence n’est pas sans rappeler le flou artistique qui entoure l’impact du secteur aérien sur le plan climatique de façon générale. Nous pensons, par exemple, à l’aberration que constitue le concept d’aéroport « zéro carbone », qui occulte, sous prétexte de l’installation de panneaux solaires et autres dispositifs destinés à diminuer l’impact des infrastructures aéroportuaires, l’enjeu fondamental des aéroports en matière climatique (faire voler les avions).

Parmi ses principales revendications, Watching Alibaba demande un débat public éclairé, qui puisse s’appuyer sur une étude d’impact complète (sur les plans environnementaux, économiques et sociaux) qui devrait être commanditée par la Wallonie et réalisée par un organisme indépendant.

Pour quel modèle économique et sociétal ?

Comment un gouvernement qui « vise la neutralité carbone au plus tard en 2050, avec une étape intermédiaire de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 55% par rapport à 1990 d’ici 2030 »[12] peut-il continuer à investir dans le développement de ses aéroports et dans ce type de projet ?

Plusieurs arguments ont été récemment utilisés par des personnalités politiques, lors d’interviews récentes relayées par les médias, pour justifier la soi-disant « fatalité » de ce choix. Pour chaque propos avancés, on peut trouver des contre-arguments.

A l’affirmation selon laquelle  « de nombreux consommateurs se sont habitués à ce mode de consommation »[13], on peut répondre qu’avant les mesures prises contre la publicité sur le tabac et l’interdiction de fumer dans les lieux publics, de nombreux consommateurs aussi, étaient habitués (et même « accros ») à ce mode de consommation.

A la réponse qui fait valoir que la Belgique est un petit pays qui doit, de toute évidence, exporter et importer[14], on peut rétorquer que les exportations et importations, si elles sont effectivement nécessaires à notre économie, ne doivent pas forcément impliquer le transport sur de longues distances. La Belgique est entourée de pays plus proches que la Chine avec lesquels elle peut faire du commerce. Des modèles économiques alternatifs, impliquant davantage les circuits courts et réduisant les externalités environnementales méritent d’être explorés et soutenus.

Et enfin, pour ceux qui invoquent la concurrence féroce entre les pays et régions d’Europe en matière aéroportuaire et qui disent que si Alibaba ne s’était pas installée à Liège, elle l’aurait fait dans un pays ou une région très proche de Liège et que cela n’aurait rien changé pour le climat, on aura envie de dire qu’on espère vraiment que la Belgique s’active au niveau européen pour que des mesures communes soient entreprises et qu’elle donne le « la » en matière de politique climatique proactive.

Pour conclure, les incendies en Australie ressemblaient à petite échelle à ce que pourrait être notre monde dans un futur pas si éloigné, si nous ne cherchons pas, dès à présent, et sérieusement, à nous mettre en route vers une réelle transition de notre économie. Et le projet d’Alibaba à Liège n’en fait clairement pas partie !

NB : le titre reprend un slogan d’une campagne d’affichage de la plateforme Watching Alibaba


[1]https://watchingalibaba.be/alibaba-nest-pas-le-projet-davenir-que-nous-voulons/

[2]https://www.canopea.be/initiatives-citoyennes-contre-laerien-decollage-en-fleche/

[3]https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/242331/11/CO2_LIEGE%20AIRPORT_20200121.pdf?fbclid=IwAR2Ce2qeD2teXDcZC7F8PLGE6QPnzXyRhM-1ek_1B9J5R1GcMD8FQDy1O6Q

[4]Ibidem, p. 6.

[5]Ibidem, p. 8.

[6]http://mobilite.wallonie.be/outils/plans-de-mobilite/plan-urbain-de-mobilite-de-liege.html

[7]https://www.lameuse.be/485566/article/2019-12-06/alibaba-cest-tout-linverse-damazon

[8]https://www.hln.be/geld/economie/chinese-internetreus-alibaba-belooft-900-banen-op-luchthaven-luik~a2c05450/

[9]Voir pour l’ensemble des problématiques posées : https://watchingalibaba.be/pourquoi/

[10]https://urbagora.be/

[11] http://d.mounirmahjoubi.fr/AmazonVerslinfiniEtPoleEmploi.pdf

[12]Voir la Déclaration de politique régionale pour la Wallonie2019-2024, sur https://www.wallonie.be/sites/default/files/2019-09/declaration_politique_regionale_2019-2024.pdf

[13]http://www.vivreici.be/article/detail_philippe-henry-ecolo-refuser-alibaba-a-liege-ne-changera-rien-aux-emissions-de-co2?id=371947

[14]Interview de Sophie Wilmès, Première Ministre, sur la Première (radio), ce 22/01/2020.