Et puis il y a avait Laurette. Impressions d’un prof un jour de « Grand Oral »

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Le bic rouge à la main il a fallu les coter. Les coter, les noter, faire ses remarques, justifier son appréciation, comme dans un vrai bulletin, afin que l’élève comprenne bien pourquoi. Le cas échéant, il est « pèté ».

Sur les 36 questions de l’examen, j’en avais trois à noter de la sorte, pour chacun des quatre : MR, CDh, PS, Ecolo. Les coter au bic rouge, eux, vous vous rendez compte !? Eux qui sont nos Ministres, nos Présidents de partis, les messieurs-dames que l’on voit le dimanche dans les débats à la télé ? Eh bien oui, à chaque chargé de mission d’IEW de le faire pour sa matière, comme pour un véritable examen. Les organisateurs l’ont décidé, les dés sont jetés.

J’ai donc pris le bic rouge et retrouvé ces impressions, si familières dans une autre vie: la curiosité de savoir ce qu’ils ont répondu, la déception lorsque l’un d’eux s’est montré en-dessous de ses capacités, le doute quand il faut bien réduire en chiffre une appréciation qu’on voudrait tellement plus subtile parfois, et souvent plus encourageante…

J’ai donc été une heure la prof de mes Ministres et/ou Présidents de parti. Ivresse !
Mais l’ivresse n’est pas longue. Ce matin-là, jour du Grand Oral, devant le théâtre du Parc, nous les petits chargés de mission battons la semelle pour les voir « en vrai », ceux-là qui n’entrent pas parmi les autres mais qu’on attend au bas des marches, qu’on salue, qu’on précède, qu’on conduit à leur loge. Car, quand même ! Face à eux que tout le monde reconnaît dans la rue et dont la photo revient si souvent dans notre journal du matin, nous les profs d’une heure retrouvons vite notre statut, celui du banal et du quotidien, de Monsieur ou Madame Tout-le-monde qui se retourne en rue et pousse du coude son voisin – tu as vu ? c’est Joëlle Milquet ! – et ce jour n’est pas un jour ordinaire.
Nous avons donc assisté dans la salle, avec les autres Messieurs-Dames Tout-le-monde, à la prestation des Ministre et Présidents de partis : fleurets mouchetés, fer que l’on croise, ‘petites phrases’ qui sont, comme les petits fours, les signes d’appartenance à un monde qui n’est pas, ou plus vraiment celui de tous.

Et puis la proclamation des résultats. Et là, le miracle. Là, les Présidents et les Ministres, eux qu’on voyait en grands de ce pays, les voilà qui retrouvent vite fait leurs culottes courtes et leurs jupes plissées pour redevenir quatre vrais petits élèves le temps d’un bulletin, craignant la foudre des profs et des points. A eux quatre ils nous ont offert à peu près toute la galerie de portraits que peut offrir une classe ordinaire dans les mêmes circonstances.

Il y a avait.. .
Il y avait Jean-Mi, le fort en thème (c’est sa matière préférée), un peu inquiet tout de même (on peut toujours rater une question), emportant les lauriers haut la main (les mauvaises langues disent que c’est le chouchou des profs et que c’était couru d’avance).
Il y avait Didier, le cancre de service; pas le cancre béat qui végète près du radiateur et s’attend à la bulle avec résignation, non ! Plutôt ce genre de cancre assez doué mais un peu trop sûr de lui, qui croit pouvoir réussir en s’y mettant la veille. Mais la veille il est trop tard, Didier ! Le dernier train part à la Toussaint, tu n’a pas appris ça ? On se reverra donc en septembre !
Il y avait Joëlle, plutôt bonne élève, et pas mal classée notez bien, mais qui est malgré tout partie en claquant la porte car elle espérait la dis’ et, las ! il s’en est fallu de quelques points.
Et puis il y avait Laurette, pas spécialement brillante dans la matière ça non, mais bonne fille, calmant les difficiles (« tu n’avais qu’à répondre Didier ! ») – et incitant les autres à l’entraide, à faire ensemble, à essayer quand même, à dépasser les concurrences, on n’essayerait pas pour une fois ?
Moi je les aimais tous, mes Jean-Mi-premiers-de-classe, mes Didier-j’en-sais-assez et mes Joëlle-je-veux-mes-points. Mais j’ai toujours eu je l’avoue une tendresse spéciale pour les Laurette. Ce ne sont pas les plus forts en math ou en latin, c’est vrai, mais ce sont eux qui vous font l’ambiance d’une classe, qui considèrent non sans sagesse que les notes, c’est pas tout dans la vie et vous font dire un jour, devant une photo jaunie ramassée au fond d’un tiroir : quand même, c’était le bon temps !
Il y avait du soleil ce jour-là, comme les vrais jours de proclamation, de gens un peu mieux mis que d’habitude, des groupes qui tardaient à se dissoudre, comme en ces fins d’année scolaire quand la nostalgie nous prend déjà alors que les vacances tant espérées n’ont pas encore commencé. Et nos quatre élèves sont repartis dans la vie, la vraie, celle où le tout n’est pas d’avoir des points mais de relever les défis de sociétés complexes et surtout de garder vivable certaine planète bleue tournoyant dans l’infini des étoiles. Car cette petite boule-là, tachée de vert et d’ocre, parsemée de nuages blancs et perdue dans l’immensité de l’espace, nous y avons tous les pieds. Tous ! Vos m’entendez ? Les riches, les pauvres, les noirs et les blancs, les bleus, les verts, les oranges et les rouges. Alors on ne l’essayerait pas, dites, le truc à Laurette ? Dépasser les petites fiertés, oublier les petites phrases, jouer un peu moins la concurrence et un peu plus la collaboration ? Un peu moins de fiel, un peu plus de tendresse : cela nous ferait déjà un présent plus riant… Et peut-être même, qui sait, un futur pour nos enfants. Au nom des enfants que vous avez été et que vous êtes tous les quatre, Dieu merci, un peu restés.

Canopea