Freesponsible ou la duplicité de la FEBIAC

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De nombreux organismes, groupes de pression et autres associations tentent de sensibiliser les décideurs, de les « gagner à leur cause ». Certains le font pour défendre l’intérêt général, d’autres leurs intérêts financiers. Certains choisissent de le faire à visage découvert, d’autres préfèrent – surtout quand les vents semblent leur devenir contraires – avancer masqués. Avec l’initiative Freesponsible, l’industrie automobile enfile un bien vilain masque.

Le 16 septembre 2019, la RTBF ouvrait son journal par une séquence d’enquête pour déterminer qui se cachait réellement derrière une asbl censée défendre les automobilistes : Freesponsible qui se présente sur la page d’accueil de son site comme « la voix de 6 millions d’automobilistes ». Le visiteur est directement interpellé : « Entendez-vous haut et fort la voix des automobilistes dans le débat sur la mobilité ? Vous sentez-vous respecté et traité équitablement ? Si ce n’est pas le cas, Freesponsible est là pour vous ! » Son porte-parole l’admettait au micro de la RTBF : l’association a fait appel à des acteurs pour incarner, dans une petite vidéo, ces automobilistes maltraités par les autorités. Les moyens ne semblent donc pas manquer. Et pour cause : c’est l’industrie automobile qui a porté Freesponsible sur les fonts baptismaux.

Ciel ! IEW se lancerait-elle dans les procès d’intention ? La fédération deviendrait-elle adepte de la théorie du complot ? Nullement. Les faits, hélas, confirment notre inquiétude : l’industrie automobile tente l’aventure du plaidoyer politique « Grassroots » (c’est-à-dire s’appuyant sur les contributions de nombreux citoyens), ce qui est tout à fait légitime, mais façon « Astroturfing » (c’est-à-dire en simulant une mobilisation spontanée, non pilotée – mais en la pilotant du début à la fin), ce qui est éthiquement questionnable.

Les statuts de Freesponsible

La lecture des statuts de Freesponsible (consultables sur le site du Moniteur belge, n° d’entreprise 0713.925.443) est particulièrement éclairante.

Les fondateurs sont au nombre de cinq, deux asbl et trois personnes physiques :

  • Le Royal Automobile Club de Belgique (RACB) qui spécifie sur son site internet que : « Dès sa naissance, le 7 janvier 1896, l’Automobile Club eut pour but essentiel de favoriser le développement et la diffusion de la locomotion automobile. »
  • La FEBIAC qui « représente les constructeurs et importateurs des moyens de transport sur route (voitures, véhicules utilitaires, deux-roues motorisés, vélos) en Belgique et au Luxembourg, et ce, tant sur le plan européen et international que fédéral et régional. »
  • Madame Evelyn Gessler, administratrice déléguée de Decider’s, spécialisée depuis plus de 25 ans dans le conseil aux entreprises en stratégie de communication.
  • Louis Gendebien, cofondateur de SereniMax, plate-forme de vente de voitures d’occasion, en charge de la communication « avec des années d’expérience au plus haut niveau » dans le marketing et le secteur automobile.
  • Monsieur Gabriel Goffoy, directeur commercial chez BMW Belux

La manière dont la nomination des membres effectifs est prévue (articles 5 à 9 des statuts) entrave toute éventualité de voir des automobilistes lambda prendre les rênes de l’asbl.

Au moment de la parution des statuts (le 27 novembre 2018), le conseil d’administration était composé de :

  • Monsieur Patrick Rome, directeur financier du RACB
  • Monsieur Joost Kaesemans, directeur de la communication de la FEBIAC
  • Monsieur Louis Gendebien.

Les communications et recommandations de l’asbl

Pour Freesponsible, qui semble ignorer que plus de 70% de l’espace public est dédié à la voiture, « le conducteur est de plus en plus souvent repoussé dans un coin de la route ». L’asbl semble vouloir renforcer certaines vues réductrices pour insuffler chez l’automobiliste un sentiment de victimisation. Sont utilisés à cette fin des arguments, informations et raisonnements qu’il est difficile de qualifier sans porter un jugement de valeur assez négatif.

Dans un billet intitulé « Pourquoi les pick-up ne doivent pas être bannis des villes », on peut lire « le problème, ce n’est pas la voiture, mais son conducteur qui se doit de rouler de manière responsable et sûre ». Cette affirmation fait porter le poids de la responsabilité sur les conducteurs (censés être défendus par Freesponsible…) plutôt que sur les constructeurs, lesquels mettent en vente des engins démesurés dans leurs dimensions et leurs « performances ». Des engins qui rendent la tâche extrêmement difficile à qui veut adopter un comportement courtois avec les autres usagers de l’espace public et qui tient à respecter le code de la route. Car c’est un fait scientifiquement avéré que la voiture, par son design et ses caractéristiques mécaniques, influence le comportement de son conducteur : sentiment de sécurité, de dominer la route, tentation d’utiliser les capacités d’accélération, … On se rapportera utilement à ce propos au dossier LISA Car, pages 48 à 51.

Dans un autre billet (« La voiture vue par le Gouvernement wallon : rouler « propre » pourrait coûter cher ! »), Freesponsible s’émeut de constater que la nouvelle déclaration de politique régionale wallonne prévoie de baser les taxes automobiles sur (entre autres) le poids des véhicules. L’asbl se fait accusatrice : « nous savons tous que, en visant le poids, les ministres wallons déclarent en réalité la chasse aux SUV ouverte ! » N’est-ce pas, justement, l’un des rôles d’un gouvernement responsable que d’aider ses concitoyens à se prémunir contre les risques liés à l’utilisation de certains équipements ? Les sociétés d’assurance, qui tiennent compte de la dangerosité des véhicules pour établir le montant de l’assurance en responsabilité civile, sont très claires quant aux voitures de type SUV. Par exemple, pour FIDEA : « Vous courez vraisemblablement un risque moins élevé d’accident, avec des conséquences graves pour des tiers, si vous conduisez une petite citadine qu’un véhicule tout-terrain ». En tentant de compenser un peu l’évolution du marché automobile pilotée par les constructeurs (multiplication des SUV nuisant tant à la sécurité routière qu’à l’environnement), le Gouvernement wallon œuvre pour le bien commun. Pas – et c’est ce qui agace l’industrie automobile – pour la maximisation des profits des constructeurs.

L’exercice est récréatif – quoiqu’un peu trop facile – de deviner la motivation cachée derrière les titres des articles et derrière les messages du site de Freesponsible :

  • « plus on se rapproche de Bruxelles, plus la voiture est utilisée » vise à décrédibiliser la politique de mobilité durable à Bruxelles ;
  • « 20 milliards de revenus, dont 2,5 milliards sont restitués » vise à conforter l’idée reçue selon laquelle l’automobiliste serait la « vache à lait de l’Etat »,- et donc à amener celui-ci, sous la pression populaire, à diminuer – voire supprimer – les taxes automobiles, au plus grand bénéfice du secteur ;
  • « les embouteillages diminueraient à peine sans les voitures de société » vise à conforter un système qui profite grandement au secteur ;
  • « se rendre au travail ? Avec son propre moyen de transport ! » vise à tuer dans l’œuf, en revisitant le vieux slogan « ma voiture c’est ma liberté », toute velléité de report vers les transports en commun ;
  • « 90% des km, 25% des ressources » vise à susciter le sentiment d’être victime d’une injustice fiscale : le mode le plus utilisé serait le moins soutenu par les pouvoirs publics.

La motivation de l’industrie automobile affleure parfois directement, comme ici : « Freesponsible est pour la réduction des embouteillages. Si cela doit se faire par le biais de redevances kilométriques (intelligentes) ou d’autres solutions qui ne sont pas encore utilisées aujourd’hui, nous sommes d’avis que cela ne peut se faire que si ces coûts supplémentaires sont compensés par une réduction de la taxe de circulation et/ou par l’abolition de la taxe de mise en circulation. » Nous y voilà ! La Febiac n’abandonne pas sa vieille revendication d’abolition de la taxe de mise en circulation (TMC)[1]. Et pour cause : il s’agit du seul outil efficace dont disposent les pouvoirs publics pour aider les citoyens à opter pour les véhicules qui produisent le moins d’incidences négatives.

Quand l’industrie joue avec le feu

Freesponsible déplore la « stigmatisation des voitures et des automobilistes » et regrette que « les automobilistes comme vous et nous sont culpabilisés ». La stratégie de victimisation est claire : il s’agit de susciter un sentiment d’appartenance à un groupe de réprouvés, un sentiment de solidarité entre victimes du système. Subtilité : ce n’est pas une minorité qui serait ici victime, mais la majorité (jusqu’ici) silencieuse. Laquelle aurait donc toutes les raisons de se rebeller, de faire entendre ses vues.

Cette logique est fort proche de celle des populistes de tout bord. Il s’agit de diviser, de cliver, d’instaurer un sentiment du « eux contre nous ». Le nous est censé représenter la majorité des bons citoyens. Le eux prend tantôt l’aspect du gouvernement (entendu ici au sens caricatural de caste de parvenus qui nous veut du mal), tantôt la figure d’une minorité (étrangers, homosexuels, Juifs, Arabes, …) ou d’une frange de la population que l’on veut minoriser (femmes, gauchistes, écolos, …). Le eux est donc une minorité (ou voulue telle) menaçante, risquant de pourrir la vie des bons citoyens qui travaillent, paient (en rechignant) leurs impôts, ont des mœurs (officiellement) « saines », sont nés ici, …

Freesponsible n’use pas du discours nauséabond des populistes. Mais le discours de victimisation que développe cette asbl relève de la même logique. Et c’est ce qui est dangereux, dans notre société déjà fortement morcelée. C’est jouer avec le feu que d’encore plus diviser, fracturer, éclater notre société qui a tant besoin d’union face aux défis sociaux et environnementaux – qui a tant besoin de solidarité. L’industrie qui a enfilé le masque de Freesponsible en est-elle bien consciente ?


[1] Voir par exemple le magazine Febiac Info janvier 2007 page 21, Febiac Info mai 2008 pages 8 et 11, Febiac Info mai 2009, page 3, Febiac Info novembre 2010, page 20, …