HUMEUR : The « no » needs the « yes » to win against the « yes »

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La chose s’intitule « Pourquoi l’Europe est importante » et constitue à la fois une ode à l’Union européenne et une mise en garde contre les conséquences désastreuses (forcémement désastreuses) qu’un Brexit, une sortie de la Grande-Bretagne, auraient sur le devenir de cette magnifique construction commune source de tant et tant de progrès. Diffusée à la presse ce 31 mai 2016[[Publié sous forme de Carte Blanche dans « Le Soir » ; consultable sur le site http://www.ert.eu/EuropeMatters]], elle émane de « La table ronde des industriels européens » et compte parmi ses prestigieux signataires Lakshmi N. Mittal, président et Chief Executive Officer d’Arcelor-Mittal.

Lakshmi N. Mittal : j’ignore pourquoi mon regard s’est arrêté sur ce nom plutôt que sur un autre d’une liste déclinant le gotha de l’industrie Made in Europe[[Benoît Potier, Chairman and Chief Executive Officer Air Liquide ; Nils S. Andersen, Group CEO A.P Møller-Mærsk ; Vittorio Colao, Chief Executive Vodafone Group ; Jean-Paul Agon, Chairman and Chief Executive Officer L’Oréal ; José María Álvarez-Pallete, Chairman and CEO Telefonica ; Paulo Azevedo, Chairman and Co-CEO Sonae ; Ben van Beurden, Chief Executive Officer Royal Dutch Shell ; Kurt Bock, Chairman of the Board of Executive Directors BASF ; Jean-François van Boxmeer, Chairman and CEO Heineken ; Carlo Bozotti, President and CEO STMicroelectronics ; Svein Richard Brandtzaeg, President & CEO Norsk Hydro ; Ton Büchner, CEO & Chairman of the Board of Management AkzoNobel ; Paul Bulcke, Chief Executive Officer Nestlé ; Pierre-André de Chalendar, Chairman & CEO Saint-Gobain ; Jean-Pierre Clamadieu, Chairman of the Executive Committee and CEO Solvay ; Iain Conn, Chief Executive Centrica ; Ian Davis, Chairman Rolls-Royce ; Rodolfo De Benedetti, Chairman CIR ; Claudio Descalzi, Chief Executive Officer Eni ; Wolfgang Eder, Chairman and CEO voestalpine ; Henrik Ehrnrooth, President and CEO KONE ; John Elkann, Chairman FCA ; Christoph Franz, Chairman of the Board F. Hoffmann-La Roche ; Ignacio S. Galán, Chairman & CEO Iberdrola ; Zsolt Hernádi, Chairman and CEO MOL ; Heinrich Hiesinger, Chairman of the Executive Board ThyssenKrupp ; Timotheus Höttges, Chief Executive Officer Deutsche Telekom ; Frans van Houten, President and Chief Executive Officer Royal Philips ; Pablo Isla, Chairman and CEO Inditex ; Leif Johansson, Chairman Ericsson ; Joe Kaeser, President and Chief Executive Officer Siemens ; Bruno Lafont, Co-Chairman of the Board of Directors LafargeHolcim ; Thomas Leysen, Chairman of the Board Umicore ; Martin Lundstedt, President and CEO Volvo Group ; Bill McDermott, CEO SAP ; Nancy McKinstry, CEO and Chairman Executive Board Wolters Kluwer ; Gérard Mestrallet, Chairman & CEO Engie ; Lakshmi N. Mittal, Chairman and Chief Executive Officer ArcelorMittal ; Dimitri Papalexopoulos, Managing Director Titan Cement ; Jan du Plessis, Chairman Rio Tinto ; Patrick Pouyanné, Chief Executive Officer TOTAL ; Norbert Reithofer, Chairman of the Supervisory Board BMW Group ; Stéphane Richard, Chairman & CEO Orange ; Kasper Rorsted, Chief Executive Officer Henkel ; Güler Sabanci, Chairman Sabanci Holding ; Risto Siilasmaa, Chairman Nokia ; Tony Smurfit, Group Chief Executive Smurfit Kappa Group ; Ulrich Spiesshofer, Chief Executive Officer ABB ;Carl-Henric Svanberg, Chairman BP ; Johannes Teyssen, Chairman and Chief Executive Officer E.ON ; Jacob Wallenberg, Chairman Investor AB.]] mais je sais par contre que le soutien du bonhomme à ce texte a suffi à m’y rendre totalement réfractaire. Adhérer à un modèle européen vanté par Mittal, ce serait en effet comme souscrire à une vision de l’agriculture défendue par le big boss de Monsanto. Même pas en cauchemar !

A l’heure où la défiance envers l’Europe se nourrit de ses dérégulations à tout va, d’une concurrence intérieure perçue comme suicidaire et, plus que tout, du primat absolu qu’elle semble accorder à une économie prédatrice, faire de celui qui incarne à lui seul l’ensemble de ces déviances un ambassadeur du « Yes » à l’Europe, c’est tellement se foutre de la gueule du monde qu’on n’a qu’une envie, soutenir le « No » ! Comment pourait-on se retrouver dans un modèle vanté par un homme responsable du démantèlement de la sidérurgie européenne et qui, dans une déclinaison très personnelle du win-win, a profité dudit modèle pour, d’une part, s’enrichir de 808 millions d’euros grâce aux quotas de CO2 excédentaires dont il a bénéficié et, d’autre part, supprimer impunément et sans état d’âme plus de 40.000 emplois? [[http://www.lecho.be/entreprises/matieres_premieres/L_Europe_a_fait_un_cadeau_de_800_millions_d_euros_a_Mittal.9451585-3044.art]]

Mais, par-delà le cas Mittal, c’est l’ensemble du projet de société et d’Europe, de société européenne, défendu par cette Table ronde des industriels – où on trouve 50 hommes et… une (!) femme – qui interpelle et pose problème. Certes, il s’agit d’un lobby qui, comme tous les lobbies, plaide pour sa chapelle et les intérêts qu’il défend ; il fait son job et il serait mal venu de le lui reprocher. Vu le poids et l’impact que la pression de ce groupe représente, on est nénmoins en droit et même en devoir de s’interroger sur la vie qu’il nous prépare. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une vision du monde qui, si elle s’enracine dans l’économie et la politique industrielle, étendra ses ramifications sur l’ensemble de nos existences. Le Corporate Europe Observatory qui réalise un suivi critique des lobbies actifs au sein de l’Union européenne est sans équivoque : « Les exigences de l’ERT consistent à mettre l’Union européenne entièrement au service des entreprises, rien de moins. »[[http://corporateeurope.org/eu-crisis/2013/06/mad-men-roundtable]]

Sans surprise, sa lettre d’amour à l’Europe focalise sur les vertus du marché unique : « L’Union européenne est aujourd’hui la première puissance économique et commerciale au monde. Au sein de l’UE, un demi-milliard de personnes génèrent un PIB de 14 000 milliards d’euros. L’Union européenne représente 16 % des importations et exportations mondiales et elle a conclu des accords commerciaux avec de nombreux pays dans le monde. Cette dimension nous confère un pouvoir de négociation très important dans les discussions commerciales internationales et la capacité de défendre nos emplois et nos industries contre les menaces externes. » Et pour « préserver sa compétitivité », « favoriser la création d’emplois et la croissance économique », cette Europe qui ne fait pas rêver se voit assigner un objectif à son image : « Elle doit continuer à améliorer l’enseignement et les formations afin de permettre aux citoyens de réussir sur le marché du travail. »

Oh, bien sûr, on ne peut qu’être d’accord avec ce souhait d’un enseignement et de formations qui permettent de « réussir sur le marché du travail ». On ne va quand même pas défendre un « enseignement qui conduit à l’échec sur le marché du travail », hein ? Mais derrière la louable déclaration d’intention, il y a une vision du rôle et de l’organisation de l’enseignement nettement moins réjouissante, une approche clairement et exclusivement utilitariste : il s’agit de préparer une main-d’œuvre efficace, punt aan de lijn. Un message reçu 5 sur 5 par les instances européennes puisque, dès 2000, le document soumis au Conseil de Lisbonne par la présidence portugaise soulignait l’importance d’ « orienter les politiques d’éducation et de formation de telle sorte qu’elles favorisent la création de très nombreux emplois qualifiés »[[Présidence du Conseil européen, Emploi, réformes économiques et cohésion sociale – pour une Europe de l´innovation et de la connaissance, 23 et 24 mars 2000]].

Pour la Table ronde des industriels, les systèmes éducatifs organisés et financés centralement par l’Etat sont « trop rigides pour permettre aux établissements d’enseignement de s’adapter aux indispensables changements requis par le rapide développement des technologies modernes et les restructurations industrielles et tertiaires »[[ERT, Education et compétence en Europe, Etude de la Table Ronde Européenne sur l’Education et la Formation en Europe, Bruxelles, février 1989]]. Dès lors, « la résistance naturelle de l’enseignement public traditionnel devra être dépassée par l’utilisation de méthodes combinant l’encouragement, l’affirmation d’objectifs, l’orientation vers l’utilisateur et la concurrence, notamment celle du secteur privé »[[ERT, Une éducation européenne, Vers une société qui apprend, Un rapport de la Table Ronde des Industriels européens, Bruxelles, Février 1995]].
Là encore, message entendu par l’Europe. Dans son rapport sur « Les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation », la Commission demande aux enseignants de « réfléchir à la question de savoir si leur position face aux entreprises et aux partenaires étrangers au système d’enseignement est encore valable à l’aube du nouveau millénaire. (…) Les systèmes d’éducation devraient réexaminer leurs pratiques afin de déterminer ce que la participation des entreprises pourrait leur apprendre pour motiver les apprenants et donner une nouvelle perspective aux établissements scolaires ou instituts de formation. »[[Commission des Communautés Européennes, Les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation, Rapport de la commission, COM(2001) 59 final , Bruxelles, le 31.01.2001]]. Mieux – si j’ose écrire : dans le même rapport, la Commission invite à inculquer un « esprit d’entreprise » défini comme « un esprit actif et réactif que la société dans son ensemble se doit de valoriser et dans lequel elle doit investir. Les écoles et instituts de formation devraient inclure cet élément dans leurs programmes et veiller à ce que les jeunes puissent s’épanouir dans ce domaine dès leur plus jeune âge ». Et d’en remettre une ultime couche en faisant de la chose un enjeu civique : « Les écoles devraient également exploiter les contacts qu’elles entretiennent avec les entreprises de leur environnement direct dans le but de présenter des entreprises performantes comme modèles dans le cadre de leur cours d’éducation civique. »

Edifiant, non ? L’école serait donc amenée à devenir ce que Jean De Munck, professeur au département des sciences politiques et sociales de l’UCL, qualifie d’ « entreprise de formation de bons peits soldats de l’utilitarisme prêts à mourir pour le marché de l’emploi »[[Jean De Munck, Les marchés doivent-ils fixer les choix d’enseignement ? dans La Libre Belgique, 21/03/2013.]].
On retrouve ici la notion du win-win à sens unique identifié chez Mittal : d’une part, les tenants de cette idéologie disposeront de la main d’œuvre utile au bon fonctionnement de l’économie souveraine et, d’autre part, ils seront progressivement débarrassés des parasites issus des filières non rentables, ces philosophes, sociologues et autres empêcheurs de produire de la richesse en paix passant leur carrière à « interroger le monde » et à culpabiliser ceux qui le font tourner. Pragmatisme. Rigueur. Efficacité. Et surtout, surtout, ne plus réfléchir, ne plus analyser, ne plus penser.

Avec des partisans porteurs d’un tel projet, l’Europe n’a pas besoin d’opposants pour dénoncer sa dérive… Comme dirait Jean-Pierre R. : « The « no » needs the « yes » to win against the « yes » ! »[[The « yes » needs the « no » to win against the «no » est une célèbre formule de Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, à l’occasion du référendum français sur la Constitution européenne. Il voulait signifier que le débat et les arguments portés par les partisans du « non » feraient gagner le « oui ».]].

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