Il y a zéro et… zéro

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Le zéro est insensiblement devenu une aspiration (officielle à tout le moins), un but auquel tendent de nombreuses mesures politiques : sociétés zéro carbone en 2050, zéro impact sur l’environnement, zéro déchet, zéro émission de CO2, … Dans le domaine des transports, le « zéro émission » est censé être atteint grâce à la voiture … « zéro CO2 ». Mais les choses sont-elles si simples ?

Dans un fort intéressant article dont le présent s’inspire très largement, le consultant britannique Emissions Analytics analyse le dogme voulant que la voiture 100% électrique1, censément zéro CO2, soit LA condition à l’avènement d’une mobilité zéro émission. Emissions Analytics démontre avec beaucoup de justesse qu’il ne s’agit pas de LA condition mais D’UNE condition. Et la nuance est de taille.

Le consultant liste huit autres « conditions zéro » à respecter pour mettre en place une mobilité motorisée à émissions nulles. Elles sont présentées dans le tableau ci-dessous et détaillées dans le texte qui suit.

1 Réseau zéro Une production et une distribution d’électricité entièrement décarbonée
2 Zéro pic de consommation Disponibilité de capacités de production neutres en carbone pour faire face aux pics de consommation des voitures électriques
3 Fabrication zéro Décarbonation complète de l’extraction des ressources, de leur transformation, de la fabrication des véhicules et des chaînes d’approvisionnement
4 Zéro déchet Développement d’une gestion de la fin de vie des véhicules sans émission de carbone
5 Zéro équivalent Prise en compte de toutes les émissions à effet de serre dans un indicateur total exprimé en équivalent CO2
6 Zéro effets induits Pas d’effets secondaires induisant des accroissements des émissions de carbone ou d’autres polluants telles les émissions non liées à l’échappement
7 Zéro crédits Pas de système de crédit carbone permettant de continuer en émettre en guise de « récompense » pour la vente de voitures sans émissions à l’échappement
8 Zéro legs Refus de « l’héritage thermique » : remplacement de l’entièreté de la flotte de véhicules à moteur à combustion interne

Les points 1 et 2 sont fondamentaux. Il s’agit de s’assurer que l’entièreté de la chaîne d’approvisionnement en électricité soit bel et bien zéro carbone – et le soit dans toutes les conditions ! Ce qui implique de décarboner jusqu’aux processus de fabrication des infrastructures de production d’électricité. Mais aussi de renforcer les réseaux électriques et d’améliorer leur gestion – tout cela sans émettre de carbone, faut-il le rappeler – afin de limiter l’émergence de pics de consommation et de pouvoir faire face à ceux qui se produiront tout de même.

Le défi du point 3 n’est pas moins titanesque. C’est, comme le souligne Emissions Analytics, jusqu’aux transports par voie maritime (de matières premières, de pièces manufacturées et de véhicules prêts à prendre la route, …) qu’il faudrait décarboner. La relocalisation de la production constitue, dans cette optique, un levier de première importance.

Le challenge posé par le point 4 gagne en difficultés avec la nécessité de recycler des nombreux métaux présents dans les moteurs et batteries des véhicules électriques.

Les systèmes d’air conditionné utilisaient autrefois des gaz fluorés à haut potentiel de réchauffement ; il n’en est plus de même aujourd’hui, mais les gaz utilisés de nos jours n’en participent pas moins, lorsqu’ils sont relâchés dans l’atmosphère, à accroître l’effet de serre. Leur gestion est un des défis associés au point 5.

Le point 6 est relatif à tous les effets secondaires potentiels de la généralisation des véhicules électriques. Par exemple, un renchérissement des batteries pourrait être induit par leur utilisation à très grande échelle dans les transports – ce qui pourrait détourner certains utilisateurs potentiels dans d’autres domaines d’application. On peut également mentionner la question de l’usure des pneus, laquelle augmente avec le poids du véhicule. Or, les véhicules électriques sont, à performances égales, plus lourds que leurs équivalents thermiques, en raison du poids des batteries. Et les particules émises par l’usure des pneus nuisent tant à la santé humaine qu’à l’environnement ou au climat (en se déposant notamment sur les surfaces enneigées ou couvertes de glace, elles en diminuent le pouvoir réfléchissant du rayonnement solaire et en augmentent de ce fait l’absorption de chaleur).

Pour bien comprendre le point 7, il faut savoir que la législation européenne relative aux émissions de CO2 des véhicules neufs inclut une disposition dite de « bonification » qui permet de « surpondérer » les véhicules électriques. Prenons un cas de figure simple : un constructeur vend 10 voitures, 1 électrique et 9 thermiques. La voiture électrique est considérée comme « zéro CO2 ». Admettons que 3 voitures thermiques émettent 100 gCO2/km, 3 autres 140 et les 3 dernières 180. La moyenne réelle des émissions de CO2 est de [(3*100)+(3*140)+(3*180)+(1*0)]/10 soit 126 gCO2/km. Or, la législation européenne permet de compter la voiture électrique pour 2 voitures, comme si le vendeur avait vendu non pas 10 mais 11 voitures, 9 thermiques et 2 électriques. La moyenne légale des émissions devient donc [(3*100)+(3*140)+(3*180)+(2*0)]/11 soit 114,5 gCO2/km. Ce genre de dispositions doit être évacué de la législation.

Le point 8 doit se décliner en lien avec le point 6 : non seulement il convient d’éliminer, à terme, tous les véhicules thermiques si l’on veut vraiment une mobilité ZERO carbone. Mais encore faut-il retraiter les centaines de millions de véhicules à remplacer sans émettre de carbone. Vaste défi aussi.

Aux 8 points listés par Emissions Analytics correspondent donc 8 défis de taille. Qu’il semble, soyons honnêtes, assez improbable de relever d’ici 2050 (soit dans 30 ans). Si les conséquences d’un non-respect des points 5 à 8 demeureraient sans doute relativement limitées, les points 1, 2, 3 et 4 constituent des conditions indispensables, aussi importantes que le passage au 100% électrique pour les ventes de véhicules neufs. Dans le cadre d’une approche systémique – donc prenant également en compte la biodiversité ou le bien-être humain – il conviendrait a minima d’adjoindre aux 8 points d’Emissions Analytics deux autres points aussi indispensables que ses 4 premiers : un point 9 relatif au respect des milieux naturels lors de l’extraction des ressources minérales et un point 10 relatif au respect des droits humains.

Comment faciliter la réalisation de tous ces défis ? Sans aller jusqu’à prôner un « zéro véhicule motorisé » qui constitue une arme absolue aussi radicale qu’inenvisageable, deux axes majeurs existent heureusement : (1) la diminution de la taille du parc automobile et (2) la migration vers des voitures raisonnables : plus légères, moins puissantes, au profil plus fluide que les SUV surpuissants promus aujourd’hui par les constructeurs d’automobiles. C’est un axe qu’identifiait déjà en 1991 la Conférence européenne des ministres des transports (CEMT) qui soulignait que « L’audition des constructeurs automobiles a mis en lumière que ceux-ci n’étaient pas en mesure de résister aux impératifs de la concurrence et aux pressions du marché en ce domaine et qu’un appui des pouvoirs publics s’avérait par conséquent indispensable »2. Cette recommandation, à ce jour, demeure lettre morte.

  1. ou à batteries, d’où l’acronyme anglais BEV pour battery electric vehicle
  2. CEMT. 1992. 38e Rapport Annuel – 1991. Activité de la Conférence. Résolutions du Conseil des Ministres des Transports et Rapports approuvés en 1991. Paris : OECD Publishing, p. 144-145