Infrastructures, urbanisme… et équité

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Pour la défense de son environnement, plus on est riche, plus on se mobiliserait (et moins on l’est, plus on se laisserait faire) ? Délicat à affirmer. En tout cas, un petit tour d’horizon, des enquêtes publiques wallonnes aux aménagements autoroutiers franciliens, fait prendre clairement conscience de certaines tendances. « Selon que vous serez puissant ou misérable » comme disait l’autre…

Namur : 100.000 habitants. Charleroi : près du double. 2011, enquête publique sur le projet de schéma de structure de Namur : plus de 500 réclamations. 2012, enquête publique sur le projet de schéma de structure de Charleroi : un peu moins de 10 réclamations. Cherchez l’erreur. On s’intéresse trop à son environnement, à Namur ? Non, au contraire, on ne s’intéresse jamais assez à son environnement. On peine à se motiver, à se mobiliser et à activer les mécanismes légaux, pour peser sur les choix urbanistiques de sa ville, à Charleroi ? Les chiffres pourraient le laisser croire.

Namur, revenu annuel moyen : 13.873 euros/habitant (2011). Charleroi, revenu annuel moyen : 10.832 euros/habitant (2011). Les Namurois auraient un gros quart de revenu en plus que les Carolos. La protection de son environnement serait-il donc un truc de riches ? S’intéresserait-on d’autant plus au devenir de son cadre de vie, à son embellissement et à son amélioration qu’on vivrait à l’abri du besoin ? On peut le penser.

On peut aussi penser qu’on sait d’autant mieux faire pression sur les décisions stratégiques d’aménagement, quand on est à l’abri des problèmes financiers. En tout cas, c’est ce que le tracé, l’architecture, voire la réalisation ou non, de différents grands projets d’infrastructures permettent d’avancer comme hypothèse.

Autour de Bruxelles, entre autres bizarreries urbanistiques, c’est le tracé du ring qui surprend. Cette grande patate, qui file sur plus de 15 kilomètres dans le Brabant Wallon vers Nivelles, en évitant soigneusement les quartiers des communes (aisées ?) d’Uccle et de Watermael-Boitsfort. Ceci, pour de bonnes raisons urbanistiques et environnementales, bien sûr… Ceci suivant l’intérêt général, évidemment… En tout cas, ce qui est assez clair, c’est que le tracé du ring n’a pas eu les mêmes délicatesses avec d’autres quartiers habités, ceux de communes comme Anderlecht ou Machelen par exemple. De là à dire qu’il y a un lien entre pouvoir socio-économique des habitants et localisation d’infrastructures lourdes… nous en tout cas on ne le dira pas.

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L’étonnante forme du ring de Bruxelles qui pique vers le Brabant Wallon et évite Uccle et Watermael-Boitsfort (crédits : Google Earth)

Ces liens entre grande bourgeoisie et urbanisme constituent le sujet d’étude de prédilection des deux sociologues français, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Dans leurs recherches, ils montrent en particulier à quel point les couches sociales les plus aisées protègent leur territoire. Choisissant comme cas d’étude des quartiers aisés du grand Paris – quelques arrondissements aisés de l’ouest et une grande partie des Hauts-de-Seine – les deux chercheurs démontrent à loisir qu’on peut être militant et bourgeois.

Certes, on n’est peut-être pas le militant qui scande des slogans politiques sous les fenêtres des ministères, mais on est quand même un militant déterminé avec un niveau d’activisme rare. Et comme les leviers d’action à disposition sont souvent nombreux et puissants pour la grande bourgeoisie, l’efficacité de leur militantisme est grande.

Au niveau territorial, ce militantisme se cristallise souvent, dans la défense assez générique de l’environnement, du patrimoine et des paysages, autant d’enjeux qui permettent assez aisément de sublimer la défense d’intérêts particuliers en la défense de nobles causes.

Mais à tout seigneur tout honneur, la parole à Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot qui décrivaient dans Les Ghettos du Gotha en 2007 (p.38-42) comment le ring parisien, le bien-nommé « périphérique », était venu inégalement ceinturer Paris. Dans un pur aménagement deux poids deux mesures, qu’on habite un hôtel particulier ou qu’on habite un HLM, la proximité du « périf » s’est matérialisée très différemment.

Le boulevard périphérique, autoroute urbaine entourant Paris, constitue une barrière visuelle, sonore et matérielle qui conforte l’opposition entre Paris et sa banlieue. Sur ses 35,5 kilomètres, construits entre 1956 et 1973, circulent chaque jour plus d’un million de véhicules.

Mais selon qu’on est riche ou pauvre le périphérique change de physionomie. Au nord et à l’est, il a un air rébarbatif au point que l’on cherche avant tout à le fuir. Il tranche à vif dans le tissu urbain, ayant repris le tracé des fortifications élevées dans les années 1840. Bruyant, malodorant, obstacle infranchissable sinon par les passages peu engageants des anciennes portes de la ville, datant de l’époque où elle était enfermée dans ses remparts, il vient parachever l’accumulation de cités d’HBM ou d’HLM, de stades, de gymnases, de casernes, de lycées, d’entrepôts de la voirie parisienne, de déchetteries, de parkings de la fourrière, qui, établis à l’emplacement des bastions et des murailles militaires, continuent de marquer la séparation de la capitale d’avec son pays. Paris et sa banlieue se tournent le dos, s’ignorant là où elles sont en contact apparent : il ne viendrait pas à l’idée d’un Parisien de franchir à pied ce monstre urbain et l’on ne voit guère de banlieusard se risquer à traverser les sinistres échangeurs pour rejoindre la ville lumière aux abords si répulsifs.

La volonté de bien délimiter la frontière entre Paris et la banlieue est soulignée dans le cadre des réflexions sur la conception du périphérique par l’inspecteur général, chef des services techniques de topographie et d’urbanisme. « Paris, écrivait-il, doit être définie d’une manière élégante et précise, afin que les étrangers, abordant l’Ile-de-France, puissent dire, voici Paris, sans le confondre avec Levallois, Aubervilliers, Pantin, Vitry ou Malakoff ». Ne sont nommées que des communes toutes populaires à l’époque.

Mais, à l’ouest, à partir de la porte d’Asnières, le paysage change. Apaisé, en tranchée, enterré, le périphérique se fait discret. On le traverse sans en prendre conscience. « Le deuxième maillon du périphérique, au droit du Bois de Boulogne, est traité en 1970 avec beaucoup d’égards pour ne pas trop altérer l’agrément du bois et ménager le confort des riverains, tout en évitant l’hippodrome d’Auteuil. Le ruban aux couleurs de la capitale est coupé le 25 avril 1973 à hauteur de la porte Dauphine par Nicole de Hauteclocque, présidente du Conseil de Paris ».

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Entre Neuilly et Paris autour de la porte Maillot : pour rendre ici le périphérique le plus discret possible (enterrement des bandes de circulation, multiplication des points de franchissement, création d’espaces publics, verdurisation), les investissements publics ont été massifs (crédits : Bing)

Les débats ont été ardents pour ménager le confort des Neuilléens. Ainsi entre Bernard Lafay, conseiller municipal du 17ème arrondissement, et Achille Peretti, maire de Neuilly. Le premier défendait un parcours du boulevard périphérique qui lui aurait fait longer la Seine à Neuilly où il aurait emprunté le boulevard Koenig. Achille Peretti était en opposition totale avec un tracé « qui mettait en danger les quartiers résidentielles de sa localité » (Paris-Presse, 11 mars 1965). Son idéal, qui est devenu la réalité, était de préserver à la fois sa ville et le bois de Boulogne en réalisant le périphérique en souterrain. Le conseiller du 17ème objectait le coût exorbitant en raison de la nature du sol, argileux et sablonneux dans la traversée du bois, et des frais de fonctionnement d’une telle infrastructure qui doit être généreusement éclairée et ventilée en permanence. C’est pourtant la solution qui fut retenue, certainement la plus agréable pour tous les riverains potentiels de cette autoroute urbaine à ce point de parcours. L’histoire se répète : l’enfouissement de la RN 13 sera un autre gouffre financier. Mais rien n’est trop beau pour les beaux quartiers.

Le boulevard périphérique est exemplaire de l’hypocrisie de l’égalitarisme républicain. Le discours et les premières impressions plaident pour une autoroute urbaine qui fait le tour de Paris dans la plus grande indifférence quant aux quartiers traversés, ou plutôt effleurés. Mais un examen plus attentif montre que ce boulevard aérien disparaît sous terre à l’ouest, passant en quelque sorte par la porte de service. Au nord et à l’est, il en prend à son aise et permet de jeter un regard indiscret sur les immeubles qu’il serre de près. Alors, il « fait office de révélateur de l’hétérogénéité des aménagements réalisés avant sa création », sur l’emplacement des anciennes fortifications. HBM et HLM à l’est, élégants immeubles privés à l’ouest. « Dans la mesure où la cession des terrains destinés aux HBM est fixée au taux unique de 100 francs au m², il était tentant de les implanter sur les sites les plus désavantagés et de valeur marchande plus faible ». Ce que les choix dans la conception du boulevard périphérique n’ont fait que conforter.

Aussi modeste que le métro, lorsqu’il n’est pas aérien, le périphérique assure donc en catimini et en sous-sol un trafic intense. Et cette discrétion permet un face-à-face consensuel entre des voisins, Neuilléens et Parisiens, qui se connaissent et s’estiment, habitant un arrondissement chic et une banlieue attrayante. Les portes qui exigent de passer sous le périphérique et les implantations diverses qui dissuadent toute promenade à l’est deviennent plaisantes à l’ouest.

La porte Maillot est devenue une véritable place avec en son centre un espace vert, accessible par des souterrains, qui offre toute quiétude au promeneur. L’expédition vaut la peine d’être tentée : rien à voir avec la porte de la Chapelle, on est ici à l’air libre, la circulation passe en tranchée et en souterrains. Le trafic est d’une intensité comparable à celui de l’échangeur de la Chapelle : il vient de l’Etoile ou de la Défense, et le croisement entre cet axe et le boulevard périphérique ouest n’a rien à envier à celui du périphérique et de l’autoroute du Nord. Mais, dans le 16ème arrondissement, on a tout simplement escamoté un échangeur qui est plus vaste que la place de l’Etoile. De cet espace vert, certes entouré par le ronflement des moteurs, la vue est imprenable sur l’avenue l’avenue de la Grande-Armée et l’Arc-de-Triomphe sur sa butte. De l’autre côté, le regard porte sans obstacle jusqu’à la Grande Arche, après avoir parcouru l’axe central de Neuilly et s’être un peu attardé sur la forêt de tours qui montent la garde devant la Défense. Un endroit d’une ampleur rare qui fait prendre la mesure de la vision des urbanistes d’autrefois qui n’avaient aucune réticence devant la grandeur. Il est vrai qu’ils étaient au service du roi.

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Entre Saint-Denis et Paris autour de la porte de la Chapelle : ici, le périphérique sur viaduc et sa multitude de spaghettis éloignent considérablement Paris de sa banlieue (crédits : Bing)

La ville est un lieu de sédimentation, voire de fossilisation des inégalités, qui inscrit dans sa structure et ses paysages le produit des rapports sociaux auxquels elle sert de cadre et de miroir.

Quand l’action publique met entre parenthèses l’égalité de traitement en matière d’urbanisme, n’est-on pas en droit de s’interroger sur la nature de l’intérêt général qui est poursuivi ? Toute ressemblance avec la réalité wallonne serait fortuite.