Karima Haoudy : aménager + ménager le territoire

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Après Line François et Philippe Soutmans, c’est au tour de Karima Haoudy, coordinatrice de la Maison d’Urbanisme du Brabant Wallon, province extrêmement touchée par les questions immobilières, de se prêter au jeu de l’interview avec Échelle Humaine.

« S’intéresser à l’évolution des territoires amène à réfléchir au bien commun ; le bien commun est le point de départ et le point d’arrivée. »

Karima Haoudy

Échelle Humaine : En quoi consiste ton métier actuel ?

Karima Haoudy : Je coordonne la Maison de l’urbanisme du Brabant wallon, organisme agréé par la Wallonie et qui bénéficie du soutien de la Province du Brabant wallon.

Avec mes collègues, nous travaillons à informer – voire réinformer – et former les citoyens sur les enjeux de l’aménagement du territoire mais aussi, pour reprendre les mots de Thierry Paquot, nous les sensibilisons au ménagement du territoire, ce qui signifie « prendre soin des ressources naturelles et bâties » des lieux.

Pour faciliter cette double appropriation par le plus grand nombre, nous mettons en place un espace de débat où peuvent converger les opinions et options différentes et divergentes en matière d’aménagement / ménagement du territoire. C’est un prélude indispensable. Nous travaillons avec la diversité des acteurs qui composent le paysage de l’aménagement du territoire, en Brabant wallon et en Wallonie. Nous avons à cœur de faire se rencontrer les élus, les professionnels, les entrepreneurs, les militants associatifs, les habitants, les administrations, et les chercheurs.

Notre équipe remplit ses missions à travers un panel d’activités :

  • conférences-débats (les « Midis de l’urbanisme »), visites guidées, animations pédagogiques, ateliers de formation ouverts à toutes les parties prenantes de l’aménagement du territoire : mandataires politiques, CCATM, services d’urbanisme du Brabant wallon, associations, etc.
  • la revue Espace-vie qui, depuis 1989, connecte le citoyen à son environnement et lui donne des clés de lecture de ses évolutions, notamment l’étalement urbain, enjeu important en Brabant wallon.
  • notre site web, mubw.be, qui reprend toutes les ressources (législation, kit documentaire produit par nos soins, etc.) sous forme de boîte à outils pour accompagner la participation citoyenne et renforcer les apprentissages.

La singularité de notre Maison de l’urbanisme est d’être inscrite au sein du Centre culturel du Brabant wallon, qui favorise depuis 1993 l’essaimage d’une culture urbanistique. Notre Maison de l’Urbanisme s’inscrit dans cette volonté d’habituer le citoyen à comprendre son territoire, à s’exprimer par les ressources didactiques et fécondes de la culture, et à prendre part à la définition de son cadre de vie. Une culture pour amenuiser les frontières, souvent tenaces, entre « experts » et « non experts ».

Les habitants ont aussi une expertise, celle de l’usage qu’ils ont et qu’ils font du territoire. Nous explorons l’ensemble des dimensions que représente ce palimpseste qu’est l’aménagement du territoire : de la règle à l’art d’habiter un lieu.

L’approche multi-scalaire est cruciale pour cerner avec le plus de justesse possible les enjeux d’aménagement du territoire : échelles chronologiques reliant le passé, le présent et l’avenir, d’une part, et échelles géographiques, d’autre part, qu’il faut mettre en phase avec la cohorte d’intérêts différents. D’où les tensions et crispations que l’aménagement du territoire génère… à nous de commuer la bisbrouille en dialogue, via cette fameuse culture du débat inhérente à nos missions.

Enfin, notre Maison de l’urbanisme est animée par un conseil d’orientation composé d’une sélection d’acteurs de l’aménagement du territoire, parmi lesquels figurent les représentants de toutes les CCATM du Brabant wallon. Ce dispositif nous permet d’adapter notre programme, notamment à la réalité des besoins des CCATM.

Échelle Humaine : Dans ton parcours professionnel, qu’est-ce qui t’a conduite à postuler pour ce travail ?

Karima Haoudy : Aménager + ménager. Les enjeux de l’aménagement du territoire sont intrinsèquement liés à la manière dont on compose avec l’existant. Je me suis toujours intéressée au patrimoine dans sa diversité, dans ses défis et ses multiples possibilités. Je suis captivée par la manière dont les ressources du territoire composent avec l’avenir.

J’ai eu le bonheur de travailler sur des projets de reconnaissance patrimoniale dans des contextes territoriaux fort différents. Mon engouement a éclos avec l’inscription des quatre sites miniers majeurs de Wallonie et s’est poursuivi avec la construction du dossier de la Ville de Casablanca comme candidate au Patrimoine mondial de l’Humanité. La candidature, placée sous le prisme d’un paysage urbain évolutif, est toujours sur la liste indicative.

Casablanca est une ville-monde. C’est aussi un laboratoire à ciel ouvert de l’urbanisme moderne. Elle rassemble tous les défis de nos organismes urbains, pris en étau entre les leviers et les limites du progrès : la réinvention de nouveaux modèles et modes de mobilité, le sauvetage environnemental, la régulation de la pression foncière (qui est un véritable sport inscrit dans l’ADN de cette ville, pour paraphraser Jean-Louis Cohen), l’atténuation de la course effrénée à l’urbanisation, la prise en compte de l’essor démographique, et enfin, la réduction des césures sociales et spatiales. La réutilisation du substrat patrimonial, l’articulation entre des échelles territoriales variées, du quartier à la conurbation, ou encore l’implication de la société civile, particulièrement inventive dans la fabrication artisanale de formes alternatives d’habitats, comme l’habitat spontané, m’ont passionnée et m’ont donné l’envie de poursuivre sur cette voie qui croise l’aménagement et le ménagement du territoire.

Le dossier était porté par l’ONG Casamémoire. C’était un laboratoire en soi, tant dans sa construction que dans les chantiers d’adaptation des outils réglementaires aux défis identifiés. Le cœur de cette aventure touchant aux droits et à la pratique de l’urbanisme reposait sur les ressources de la conservation. Nous avons proposé un recyclage du legs bâti pour favoriser un développement durable et équitable, c’est à dire apte à réduire les disparités sociales et territoriales. Nous voulions faire du tissu urbain existant une trame à respecter pour assurer une évolution maîtrisée du territoire et engager une transition écologique et sociale, vitale sous ces latitudes.

Ce qui m’a attirée et continue à me toucher, c’est la dimension chorale de l’aménagement du territoire. L’aménagement du territoire compose foncièrement avec la diversité du collectif. Diversité des fonctions, diversité des acteurs, diversité des visions et diversité des enjeux qui gravitent autour d’un bien commun. J’apprécie le fait qu’un territoire est autant façonné par un urbaniste, qu’un agriculteur, qu’un travailleur ou un entrepreneur. S’intéresser à l’évolution des territoires amène à réfléchir au bien commun ; le bien commun est le point de départ et le point d’arrivée.

«  Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville ».

Henri Lefebvre

Cette citation d’Henri Lefebvre me parle parce qu’elle fait émerger l’importance d’associer l’habitant-citoyen à la « fabrique du territoire », domaine qui reste réservé, encore très souvent, à une frange d’acteurs, prétendument seuls détenteurs d’un savoir et d’un savoir-faire en la matière. Pour moi, les CCATM, depuis quarante ans, expérimentent le droit à l’œuvre, non sans difficultés et questionnements sur les ressources et les limites de la participation.

© mubw.be

Échelle Humaine : Nous arrivons à la question cruciale, comment faire vivre la/les CCATM ?

Karima Haoudy : C’est à chaque CCATM de définir sa raison d’être et sa dynamique de fonctionnement. En tant que Maison de l’Urbanisme, nous sommes là essentiellement pour les outiller, leur donner les occasions nécessaires pour accroître leurs capacités d’analyse et de participation. Nous pouvons les aider à raisonner à l’aune des enjeux définis par le CoDT et des singularités du territoire du Brabant wallon. Notre rôle se cantonne à un champ : former à la participation, mais ce champ est très vaste car une « participation sans savoirs » est une échelle sans barreaux.

Ce qui fait vivre une CCATM, à mon sens :

  • Avoir l’intérêt général comme boussole ;
  • Être en prise avec le réel des gens ;
  • Construire un cadre de confiance et de sécurité qui permette l’expression libre et sereine de chacun (parole et idées) ;
  • Respecter la parole de chacun dans un souci d’équité et de convivialité ;
  • Cultiver la réciprocité à l’intérieur de la CCATM et à l’extérieur (notamment vis à vis des élus, des services de la commune, des porteurs de projets, des bureaux d’études).

Échelle Humaine : Raconte-nous un peu comment ça se passe dans les CCATM du Brabant Wallon ?

Karima Haoudy : Le territoire du Brabant wallon regorge de CCATM ! Depuis cette année, il y a autant de CCATM qu’il y a de communes, c’est à dire 27.

Grâce aux liens étroits que nous entretenons avec les agents des services urbanisme (CATU’s, responsables des CCATM, etc.) et avec les élus en charge de l’aménagement du territoire et/ou de la mobilité, nous entrons en contact avec les membres des CCATM. Nous avons des liens forts et même historiques, puisque c’est dans le sillage de la création des commissions consultatives communales – d’abord cantonnées aux questions d’aménagement du territoire et appelées CCAT sans le M – que notre Maison de l’urbanisme est née. Le projet a toujours été d’accompagner l’émergence de ces noyaux participatifs.

Cette relation de confiance a permis l’éclosion de bien des projets. A titre d’exemple, nous sommes en train de concevoir un projet ludique et didactique pour sensibiliser le public aux enjeux de l’aménagement du territoire, et aux objectifs du CoDT. Notre idée est de façonner un outil pour comprendre, lire et mesurer l’impact d’un projet de construction et pouvoir réagir en connaissance de cause à une enquête publique, entre autres. Nous avons pu récolter des commentaires et des suggestions de membres de CCATM et de membres de notre conseil d’orientation. Ce projet didacto-ludique vise à favoriser l’acceptabilité sociale de projets qui rencontrent l’intérêt général. C’est professionnellement très épanouissant de voir que notre « boussole » est partagée par les CCATM.

Si tu ne vas pas à la MU, c’est la MU qui viendra à toi !

Chaque année, la Maison de l’Urbanisme, ou MU, organise un cycle nomade de formations à destination de tous les membres des CCATM. Si tu ne vas pas à la MU, c’est la MU qui viendra à toi ! Nous proposons de former les CCATM aux bases de l’aménagement du territoire et du CoDT, en collaboration avec les élus et agents des services communaux locaux, mais aussi avec des partenaires comme, par exemple, le GAL Culturalité en Hesbaye brabançonne pour la formation organisée dans l’est du Brabant wallon.

En parallèle de ce cycle, nous proposons des séances à la carte pour les CCATM des communes qui en font la demande. A l’instar, de celle que nous avons organisée pour informer sur le sens et le rôle d’une CCATM, à destinations des personnes désireuses de déposer leur candidature pour faire partie d’une CCATM.

Échelle Humaine : Estimes-tu que la CCATM gagnerait à être plus connue en général ?

Karima Haoudy : On connaît très peu son rôle et même son existence. Il n’y a qu’à voir les regards circonspects lorsque l’on énonce cet acronyme (d’ailleurs difficile à prononcer pour les néophytes) !

Donc, je te réponds oui, bien-sûr, elle gagnerait à être mieux connue. C’est un organisme de délibération, de confrontation démocratique des idées, un lieu important pour recalibrer quelque chose qui se perd parfois : l’intérêt général. La centralité de ce thème de l’intérêt général s’est à nouveau révélée durant la crise du CoVid-19. Discuter de l’avenir d’un site, débattre, confronter les intérêts différents, tout cela permet de re-questionner la notion de bien commun, et de s’ouvrir aux autres. Il est crucial pour les CCATM d’apprendre à échanger leurs réflexions avec d’autres acteurs comme les écoles, les centres culturels, le tissu entrepreneurial local, le tissu associatif, les acteurs sociaux, etc.

L’espace réservé à la CCATM mériterait d’être plus poreux aux interactions avec d’autres acteurs locaux et supra locaux. Je songe par exemple aux liens inter-CCATM, à l’échelle régionale et avec les organes universitaires et/ou de recherche, actifs en matière d’aménagement du territoire. Enfin, soulignons que les CCATM expérimentent depuis plusieurs décennies des pratiques et des démarches qui incarnent un processus de démocratie directe, celui précisément dont nos sociétés sont en quête aujourd’hui.

Échelle Humaine : Aimerais-tu que soit organisée une journée des CCATM ? Avec quel type de contenu ?

Karima Haoudy : Ce qui pourrait être enrichissant et stimulant serait d’articuler cette journée des CCATM autour de l’enjeu cardinal de la maîtrise de l’artificialisation des sols et de la réduction de l’étalement urbain, qui nous guide tous. Je trouverais passionnant qu’on ose proposer à ce sujet des initiatives qui mettent en relief la créativité de la CCATM, sa capacité à inventer.

Il pourrait être intéressant de voir, sur chaque territoire couvert par une CCATM, comment se décline cet enjeu de l’artificialisation, pour obtenir une vision à l’échelle régionale, et puis lancer aux CCATM une réflexion en collaboration avec des étudiants en architecture/urbanisme sur les pistes à mettre en œuvre vers un urbanisme recyclable : réfléchir à une réutilisation du bâti existant, comme le BIMBY, le BIMHO, l’urbanisme transitoire, et toutes autres formes qu’ils imagineraient ensemble.

Je pense que cette cogitation permettrait d’inventer des combinaisons d’usages. Par exemple, d’envisager dans les projets une réversibilité pour accueillir de nouvelles fonctions, à l’instar du complexe vivant de la Ruche sur le site de l’Union à Roubaix. La MU avait organisé en 2019 une visite de cet impressionnant bâtiment, utilisé aujourd’hui comme espace de travail, et qui sera, demain, peut-être un espace résidentiel.

Je vais encore citer Thierry Paquot, qui cerne bien le sujet de la réversibilité : « En évitant de tomber dans l’habitat jetable ou l’équipement public à obsolescence programmée, il parait judicieux d’introduire la dimension de réversibilité et d’adaptabilité à de futurs usagers aux projets retenus et, pourquoi pas, de le mentionner dans le permis de construire. Le choix de la durée de vie d’un ménagement urbain (une voirie, un pâté de maisons, un ilot, un jardin public, etc.) lui assure un coût plus économique, prépare son éventuelle reconversion, introduit d’emblée la préoccupation environnementale en prévoyant l’installation de nouveaux procédés régulant les dépenses en énergie, etc. Cette souplesse vis-à-vis du projet d’architecture comme du projet urbain repose sur les acquis de la chronotopie, encore balbutiante. » (Thierry PAQUOT, « Un urbanisme recyclable » dans : L’urbanisme, c’est notre affaire, 2010).

Echelle Humaine : merci Karima, aurais-tu des références à nous recommander ?

Karima Haoudy : voici mes deux coups de cœur, un court-métrage et un manuel d’aménagement ! Ces deux exemples illustrent, sur des champs et des expressions différentes, la force de l’imaginaire, selon moi, pour réinventer l’aménagement et le ménagement du territoire.

  • Dans la foulée de cette idée d’inventer-imaginer, j’aimerais partager deux pépites. La première est le documentaire Swagger d’Olivier Babinet (2016) qui s’immisce, sur des airs de comédie musicale, dans l’univers de onze enfants et adolescents qui habitent dans les cités d’Aulnay-sous-Bois, fragilisées par la précarité et l’exclusion spatiale. On y parle entre autres d’urbanisme, d’architectureà travers le prisme de l’imaginaire de ces enfants qui projettent sur ces ensembles leurs perceptions, leurs ambitions et leurs rêves. A la lisière de la vision objective et imaginaire, ce film permet de parler autrement – et dignement – des banlieues et surtout, directement par ceux et celles qui y vivent et les font vivre.