L’Arbre-Monde : le récit et la militance

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Il y a des romans qui occupent votre esprit le temps de leur lecture puis s’effacent aussitôt qu’on les a déposés. Et d’autres, qui vous transforment. Quel que soit le chemin emprunté, ils changent quelque chose dans notre manière d’analyser le monde. L’Arbre-monde est de ceux-là. Son auteur, Richard Powers, influe, non pas sur ce qu’on connaît du monde végétal, mais sur notre perception de celui-ci, proche de nous, qu’il s’agisse d’une forêt exubérante ou d’un arbre malingre au bord d’une route.

Introduction

Richard Powers est un romancier spécialisé dans les analyses sociétales en lien avec les sciences et les techniques. Dans ce roman, il déploie un questionnement sur la place des humains dans la nature et sur le drame écologique du 21e siècle. 

Cette éco-fiction retrace la lutte de 9 activistes, dans les années 90’, œuvrant contre la destruction des forêts primaires aux Etats-Unis. Le livre est scindé en 4 parties : racine, tronc, cime et graines. Il débute avec l’arrivée des ancêtres des personnages principaux sur le sol américain pour rejoindre leur trajectoire contemporaine. Chacun d’eux est associé à une espèce d’arbres, voire à un individu de cette espèce. Leur vie sera intimement liée à ce dernier, d’une manière ou d’une autre. La première partie du bouquin est agencée en nouvelles dans lesquelles on découvre l’histoire qui lie ces premiers arrivants avec leurs arbres. Lorsque le passé des personnages principaux est ainsi posé, les nouvelles, distinctes en apparence, se transforment en un chemin commun.

Aucun de ces personnages n’est intrinsèquement militant. Confrontés avec plus ou moins de brutalité à la destruction du vivant, ce sont leurs expériences de vie qui feront émerger la conscience du drame écologique en cours. La fascination pour la multiplicité du vivant et le désarroi face à sa disparition se muent alors, peu à peu, en militance.

S’il s’agit bien d’une fiction, l’auteur s’est fortement inspiré de faits et de personnalités réels comme le déroulement de l’expérience de Stanford  ou la quasi disparition des châtaigniers américains dans l’Est des Etats-Unis. Il y a également certaines similitudes entre le personnage fictif Pat Westerford et la Professeure d’écologie forestière, Suzanne Simard, pionnière dans la recherche sur la communication entre les arbres.

Germination : l’idée du roman

Dans une interview Richard Powers nous explique la germination de ce roman dans son esprit : « J’enseignais à l’Université de Stanford au Nord de la Californie, en plein cœur de la Silicon Valley. C’est un endroit fou. Il y a les sièges de Google, Apple, HP, Netflix, etc. Toutes les entreprises du numérique, qui rythment le présent et sont occupées à inventer l’avenir, sont là. Et juste au-dessus, il y a les Monts Santa Cruz. Magnifiques. Ils sont recouverts de forêts de séquoias. La grande majorité a été abattue pour construire San Francisco. Je montais me promener parmi ces arbres spectaculaires. Je suis tombé sur un arbre qui avait 10 mètres de diamètre, environ 100 mètres de haut, de presque 2000 ans, aussi vieux que la chrétienté. Je me suis dit : « l’avenir est en contre-bas et le passé est ici, dans les hauteurs. » Il y a une histoire entre les arbres et les humains… Que je n’ai jamais entendu racontée. »

Légende : Giant sequoia trees in Sequoia national park, Sierra Nevada, California. Source : WalkmyWorld.

Une histoire qui lie San Francisco et chacun de ses habitants avec ses forêts. Sur ces lieux, il n’existe pratiquement plus de forêts primaires. Elles ont été rasées pour construire la ville, en expansion continue. Imprimés dans le bois, les cernes des arbres relictuels racontent les ères qui se succèdent avec des humains toujours plus afférés à construire.

Ces 9 personnages se sont, un jour, arrêtés pour les observer et, le jour d’après, ont décidé d’entamer un combat intellectuel pour les protéger. Ils convergeront tous vers la Californie pour protéger un de ces séquoias vieux de 2000 ans.

Racine : Narration du vivant 

Richard Powers instaure le vivant au cœur de sa narration. En mettant des non-humains, des arbres en l’occurrence, en personnage d’égale importance aux humains, il abolit certaines frontières érigées au sein du vivant dans la majorité de nos récits occidentaux actuels. Tel un écosystème forestier, les trajectoires de vie des personnages se ramifient et s’entrecroisent avec la subsistance des arbres dont ils partagent l’espace.

Il existe peu de romans contemporains qui s’emparent de la complexité des relations de dépendance entre les humains et les arbres au sein d’écosystèmes pluriels. La plupart des courants littéraires s’ancrent profondément dans un dualisme nature-culture dominant dans nos sociétés, décrit par l’anthropologue Philippe Descola. Dans son célèbre Par-delà Nature et culture, il remet en question la scission conceptuelle tranchée entre la nature, composée des non-humains, et les humains dont les réalisations constituent, dans les grandes lignes, la culture.

Sur une échelle spatio-temporelle plus large, bien d’autres types de récits ont ponctué l’imaginaire collectif. R. Powers développe cette réflexion dans une interview récente : « J’ai pris conscience du fait qu’une grande part de la littérature, depuis les origines, plaçait le non-humain au cœur de son imaginaire. Depuis les mythes grecs et les fables d’Ovide jusqu’à l’animisme dans la tradition européenne du conte populaire ou encore aux panthéismes de toutes les littératures indigènes, les arbres sont partout, représentés comme des créatures actives, avec leurs besoins et leurs desseins. Ce n’est que dans les siècles récents, avec l’essor d’un humanisme individualiste et utilitariste en Occident, que notre littérature a sombré dans l’obsession exclusive d’une psychologie intime qui n’assigne de sens qu’à l’individu, comme si les humains offraient la seule histoire possible. » 1

Il est clair que la littérature contemporaine présente bien d’autres richesses. Si elle a rencontré un certain scepticisme lors de la conception de l’Arbre-Monde, la démarche littéraire de Richard Powers est aujourd’hui saluée par la critique et par un large public. Il a, notamment, remporté le Grand Prix de littérature américaine en 2018 et le Prix Pulitzer de la fiction en 2019.

En outre, certains passages, dépourvus d’action, laissent en suspens une immersion des sens dans une forêt vivante. Ce fil conducteur se déroule par une description sensorielle de géants végétaux qui traversent un temps de plusieurs générations humaines.

Ces dernières se succèdent alors que les arbres, eux, restent, encore et encore. Certains personnages disparaissent brutalement. L’éphémère des hommes met en lumière la distorsion des temporalités humaine et végétale. Au fur et à mesure du récit, le passage d’un humain apparaît de plus en plus bref face à la lente évolution des ligneux.

Et c’est précisément un des éléments qui se refaçonne avec ce livre : notre perception du temps qui passe, avec un être fixe dont l’activité perpétuelle nous apparait invisible et silencieuse. Des êtres qui croissent lentement, qui communiquent entre eux et se taisent à nous, s’entre-aident et se concurrencent ; et s’associent parfois pour lutter contre des envahisseurs multiples. Tout en paraissant inactifs.

Et pourtant, un coup de tronçonneuse prend si peu de temps. En quelques heures, un colosse multi-centenaire est abattu. Il y a toujours une bonne raison. Un projet immobilier. La nécessité d’exploiter le bois. Les hommes qui raseront la dernière forêt primaire n’en percevront probablement pas les conséquences. Ce sont tous les autres qui en payeront le prix.

Tronc : récit et militance

Dans un style élégant et métaphorique, l’écrivain ancre l’existence des forêts, dans la vie des humains, au sein d’un terreau fait de science et d’une forme de mythologie. L’un et l’autre n’étant, en fin de compte, pas si éloignés sous certains aspects. Tous deux se construisent sur des transmissions de récits collectifs, grâce à des trouvailles, des expériences et des questionnements du monde.  

La notion d’Arbre-Monde, reprise dans le titre francophone, se retrouve d’ailleurs, dans diverses  mythologies anciennes, instaurant un arbre central qui relierait les différentes parties de l’existant, généralement des mondes aérien, terrestre et souterrain. On retrouve, notamment, cet archétype dans la mythologie nordique avec l’arbre cosmique Yggdrasil dont les branches touchent les cieux et dont les racines s’aventurent jusqu’aux enfers. Citons également les peuples pré-colombiens, la tradition hindou, ou encore les perses et les germains, qui ont chacun, voué un culte à un arbre comme axe structurant du monde.

La genèse de la militance environnementale apparaît dans cet hybride, fait de sciences et de récits partagés, pour se transformer en combat radical de protection du vivant. Dans ce roman, au plus l’érosion des espèces semble violente et inexorable face aux activités humaines, au plus le compromis se mue en radicalité incompressible. Car s’il décrit magnifiquement le vivant, l’auteur y lie l’angoisse sourde de voir ces composantes disparaître alors même que, dans nos sociétés, nous apprenons à peine à les observer, à les étudier comme sujet plutôt qu’objet inerte.

La militance prend sa source dans une volonté de transformer des valeurs, qui s’enchâssent dans un mélange de connaissances scientifiques et de vécus, en changements sociétaux concrets. « S’il y a une dimension politique dans mon roman, c’est celle-là : il y a du sens en dehors de nous, humains. Et nous devons changer notre façon de l’appréhender. La fiction, qui fait directement appel aux affects, à l’identification et au besoin de récit, est une arme unique pour influer sur les cœurs et les esprits, comme les statistiques et l’argumentation peuvent rarement le faire » conclut l’auteur. 1

Branches : Bribes du livre

L’histoire de Nicholas Hoel et du châtaigner américain (Castanea dentata)

L’immersion dans un référentiel temporel particulier s’opère, par exemple, dans le dessein de Nicholas Hoel, imbriqué dans celui de ses ancêtres et du châtaignier qu’ils ont planté.

Jorgen Hoel est un immigré norvégien nouvellement arrivé dans l’Iowa, au milieu du 19e siècle, avec sa jeune fiancée, Vi Powys. Après avoir travaillé sur les chantiers navals de Brooklyn, il décide de s’installer dans l’Iowa pour y cultiver une parcelle agricole. En ces temps, le gouvernement donne des terres à tout qui accepte de travailler dans des conditions peu hospitalières. Dans sa poche, il trouve 6 châtaignes, souvenir du soir où il a demandé la main de Vi. Il les plante en face de sa maison. Une seule pousse survivra aux hivers glaciaux de la région et autres aléas. Il suffit de quelques pages pour que la génération d’après, John Hoel, enterre ses deux parents. John devient un agriculteur « du progrès »2en s’équipant de machines innovantes pour l’époque. Pendant ce temps, « les arbres s’épaississent comme des créatures enchantées »2. John achète aussi un appareil photo, un authentique brownie Kodak n°2. Le premier jour de printemps, il pose son appareil sur un tréteau et photographie le châtaignier. Tous les mois, il fait de même. Les clichés de la première année ne démontrent que peu de changements de la part de l’arbre. La même opération sera répétée mois après mois pour, ensuite, être reprise par son fils et son petit-fils, Nicholas Hoel, un des 9 activistes. Nicholas porte avec lui un roman-photo dans lequel on voit un colosse, d’apparence immobile, croître, se ramifier et s’épaissir sur plus d’un siècle. Selon les dire de R. Powers, c’est « le roman photo le plus ennuyeux et le plus sublime de tous les temps ».3

Au début du 20e siècle, le chancre du châtaignier (Cryphonectria parasitica), un champignon parasite, est introduit par inadvertance, via une souche asiatique, dans le parc zoologique de la ville de New York. En quelques décennies, il se répand comme une trainée de poudre dans l’Est des Etats-Unis, éliminant la presque totalité des châtaigniers. Par des liens d’interdépendances avec ces arbres, plusieurs espèces d’insectes se sont également éteintes dans ces régions.4

Ce châtaignier, en plein milieu de l’Iowa, photographié par la famille Hoel, deviendra une relique de ce qui fut l’une des essences les plus répandues des forêts de l’Est de l’Amérique du Nord. Une essence, appelée autrefois le « séquoia de l’est », qui atteignait 30 mètres de haut et un diamètre de plus de 3 mètres.

Conclusion

Ce livre fournit la démonstration que la construction collective de l’imaginaire, immergé dans les sens, est un moteur de militance immense, tout autant que l’élaboration de connaissances scientifiques. « Peut-être nous sommes-nous persuadés d’avoir pris définitivement l’ascendant sur la nature. Que ce qui se joue entre humains et non-humains est désormais scellé en notre faveur. Pourtant, la Nature revient nous hanter, et la grande épopée de notre tentative de survie sur Terre se rejoue sur un mode urgent et tragique. »1

Références

  1. Interview non sourcée de Richard Powers reprise sur le site d’Immemory en 2018. Accessible sur le lien : https://laurentprum.typepad.com/mon-blog/2018/09/des-hommes-et-des-arbres.html
  2. Extraits du roman l’Arbre-Monde (Titre original : The Overstory), paru aux éditions Norton le 3 avril 2018 et publié dans sa traduction en français le 6 septembre 2018 aux éditions du Cherche midi.
  3. Interview de Richars Powers réalisée par Shakespeare and Compagny Bookshop en 2018. Disponible sur le lien : https://www.youtube.com/watch?v=1JFoiOn0XkI
  4. Co-extinction : le cas du châtaignier d’Amérique et du charançon Curculio caryatrypes. publié par le Musée canadien de la Nature en 2017. Disponible sur le lien : https://museecanadiendelanature.wordpress.com/2017/02/02/co-extinction-le-cas-du-chataignier-damerique-et-du-charancon-curculio-caryatrypes/

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