Le vieillissement du parc automobile est-il un problème ?

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L’industrie automobile lance un appel urgent aux autorités publiques pour qu’elles mettent en place des systèmes d’incitation cohérents pour assurer un renouvellement plus rapide du parc automobile. Mais, est-ce efficace d’un point de vue climatique ? Et n’est-il pas préférable de s’occuper des caractéristiques climatiquement (in)compatibles des nouveaux véhicules plutôt que de vouloir se débarrasser plus rapidement des anciens ?

L’ACEA (Association des Constructeurs Européens d’Automobiles) vient de proposer un plan en dix mesures destiné à inscrire l’industrie automobile dans l’European Green Deal de la Commission dévoilé il y a peu par madame U. von der Leyen1. Conscient que le transport est une pierre d’achoppement importante dans la réussite de ce Green Deal, Michael Manley, président de l’ACEA et également CEO du groupe Chrysler-Fiat a d’emblée rassuré la Présidente de la Commission en proposant l’objectif d’un transport neutre en carbone en 2050. Il a ensuite fait valoir avec insistance les efforts considérables de l’industrie automobile tant en investissement R&D qu’en soutien à l’Accord de Paris.

L’homme, expérimenté, est conscient qu’il s’agit d’un challenge de taille. Aussi, à titre préventif, tient-il, dans sa note, à énumérer les obstacles qu’il va falloir surmonter. Comme le souligne un analyste avisé du secteur automobile2, ce plan « insiste lourdement sur le vieillissement des parcs en Europe ». Et ses auteurs lancent dans la foulée un appel pour que les autorités publiques « mettent en place des systèmes d’incitation cohérents (…) » pour « assurer un renouvellement plus rapide du parc automobile ».

Quand ce qui parait évident ne l’est pas vraiment

Le raisonnement est relativement simple et semble imparable : l’âge moyen du parc augmentant, il y a plus de véhicules « âgés » en circulation. Ils ne bénéficient pas des dernières technologies et sont en conséquence plus polluants. Pour diminuer la « nocivité » du parc, il convient donc de favoriser son renouvellement. La nocivité se divise en 2 catégories distinctes : les polluants locaux en partie « encadrés » par les normes Euro et les polluants globaux (gaz à effet de serre, essentiellement le CO2) qui dépendent d’un règlement européen propre. Nous analysons ici un Plan qui concerne ces derniers et se préoccupe donc de la question climatique. Un bref point sera fait sur la seconde catégorie en fin d’exposé.

Passons rapidement sur le fait que les constructeurs pourraient voir dans ce vieillissement le signe d’une meilleure qualité/solidité de leur production et s’en féliciter.

Des efforts considérables… sur papier

Les améliorations technologiques dont ne sont dotés que les véhicules récents sont-elles efficaces ? Sans quoi le raisonnement devient caduc. Dans une étude récente, T&E3 fait le point sur les efforts « considérables » de l’industrie automobile en matière de CO2 : « En 20 ans, la réduction effective des émissions de CO2 des véhicules neufs sur route n’a été que de 10%. Durant les 7 dernières années, aucune amélioration réelle n’a été enregistrée. Et les données récentes suggèrent que les émissions moyennes ont augmenté en 2017, 2018 et 2019… »4 ! Cela signifie donc que la différence d’émissions entre les véhicules neufs et les anciens est nettement moins importante que ce que l’industrie laisse croire.

Cette étude démontre en outre que le renouvellement rapide du parc automobile n’entraîne pas de réduction des émissions de CO2 sur le cycle de vie d’un véhicule et que la durée de vie optimale se situe entre 15 et 20 ans. S’agissant de lutter contre les émissions excessives de CO2, organiser un renouvellement rapide du parc semble à ce stade peu productif.

SUV et marges bénéficiaires

Si l’industrie plébiscite ce renouvellement, c’est aussi parce qu’aujourd’hui cette mesure lui permet de faire évoluer les ventes de véhicules vers ceux qui lui assurent des marges bénéficiaires confortables. Depuis une dizaine d’années, ce sont les véhicules style SUV qui sont les plus performants pour atteindre cet objectif et donc, ils sont abondamment promus. Et elle le fait au détriment des petits véhicules urbains. « Le(s) constructeur(s) souhaite(nt) se désengager [du] segment A, les voitures de petit gabarit ». « Dans un futur très proche, vous nous verrez nous concentrer sur un segment avec des marges plus grandes, et cela impliquera une sortie du segment des mini-voitures », a expliqué fin octobre 2019… Michaël Manley, toujours lui, dans un article sur la fin programmée des petites voitures citadines.

Deux tweets de Mathieu Chassignet @M_Chassignet, Ingénieur@ADEME qui fait le point sur l’évolution des SUV en Europe à partir des données de ce rapport de JATO. 

Faut-il rappeler que les Sport Utility Véhicles (SUV) représentent, depuis 2010, 60% de l’augmentation du parc de véhicules dans le monde et 40% des ventes annuelles de voitures. La Belgique suit fidèlement la tendance (39%). Donc aujourd’hui, favoriser un renouvellement rapide du parc automobile, c’est aussi favoriser la mise sur le marché de… SUV. A eux seuls, si la tendance persiste, ces véhicules pourraient annihiler les économies en énergies fossiles réalisées d’ici 2040 grâce à la mise sur le marché de 150 millions de véhicules électriques5.

Pas des SUV, mais de l’électrique ?

Et si cette prédiction de l’Agence Internationale de l’Energie s’avérait contredite par la montée en flèche de la mise sur le marché et la vente des véhicules électriques – ce qui est nécessaire pour décarboner le transport ? La figure suivante indique que le problème ne serait que partiellement réglé vu que la fabrication des batteries émet du CO2, et cela d’autant plus que leur masse est importante.

Effet de la fabrication des batteries sur les émissions de gaz à effet de serre des cycles de vie des véhicules électriques. Source : ICCT 2018, https://theicct.org/publications/EV-battery-manufacturing-emissions

Il est vrai que les marges d’amélioration du bilan carbone existent comme l’indique le schéma suivant :

Les constructeurs européens font la course derrière Tesla titre une intéressante analyse parue dans l’Echo. « L’automobile fait toujours rêver le consommateur. Mais n’arrive plus à séduire les investisseurs sur les marchés boursiers ». La valeur boursière du secteur automobile ne cesse en effet de reculer, à l’exception notable de celle de Tesla qui a quadruplé en un an, « car il profite de sa domination sans partage dans le registre des voitures durables ».
Si, comme c’est hautement souhaitable, le critère de poids doit déterminer en partie la durabilité d’une automobile, il faut relativiser celle de Tesla. La figure suivante vous explique pourquoi.

Il n’y a que Rolls Royce fait pire que Tesla…

Et vu l’importance des indicateurs de la bourse dans l’orientation des stratégies de développement industriel, on peut craindre le pire quant à l’évolution du parc de véhicules électriques qui pourrait être constitué préférentiellement de véhicules haut de gamme, excessivement puissants et rapides, lourds, massifs, dangereux pour les autres et chers. 

A propos, n’est-il pas cocasse de lire que, tout en plaidant pour une approche résolument holistique, l’ACEA, exige que l’évaluation du cycle de vie ne serve pas de base à des objectifs réglementaires obligatoires pour les constructeurs automobiles ! Faut-il être sous pression pour oser de telles demandes aux antipodes de la durabilité, précisément.

Le renouvellement augmente la taille du parc

L’accélération du renouvellement du parc automobile tend à augmenter sa taille tant il est vrai que les véhicules visés par des législations favorables à cette option, sans exigence qu’ils soient retirés de la circulation, se retrouvent ailleurs, notamment dans les pays de l’Est, ce qui in fine met à mal… les politiques européennes. Les primes à la conversion6, elles, sont coûteuses pour… l’Etat : près d’un milliard d’euros en France en 2019, par exemple.

Des prix accessibles

L’ACEA insiste donc pour que les autorités publiques « mettent en place des systèmes d’incitation cohérents (…) » pour « assurer un renouvellement plus rapide du parc automobile » (mesure 7 du plan) ET – et cela à toute son importance« afin de s’assurer que les prix plus élevés ne freinent pas le renouvellement du parc automobile ».

Comme le souligne notre expert du secteur7, « il est un peu étonnant de voir [l’argument accessibilité] développé par des constructeurs qui – avec la complicité des équipementiers et des autorités européennes – n’ont eu de cesse de monter en gamme et de proposer aux clientèles des véhicules toujours plus lourds, plus hauts, plus longs, plus larges, plus puissants et plus chers ». Ce qui était possible pour les véhicules à combustion interne deviendrait « insupportable quand il est associé à l’électrification » ?

Oui ! Répond l’ACEA et d’ailleurs, « Les consommateurs ne sont pas intéressés par les zero ou low émissions cars ». Cet obstacle est clairement identifié dans le Plan comme « à surmonter », au même titre que le vieillissement du parc.

Là, nous restons quelque peu perplexes. Dans son communiqué de fin de Salon de l’automobile bruxellois, Pierre Lalmand, Directeur dudit Salon, précise : « Il me revient de l’ensemble de nos exposants que ce Salon a été marqué par un engouement inédit du public belge pour les solutions de motorisations hybrides ou électriques. De ce point de vue, notre premier objectif peut être considéré comme atteint. »

T&E titre quant à elle : « Electric car sales sky-rocket in Europe » en se basant sur les chiffres fournis par… l’ACEA ! « Les ventes de voitures électriques ont augmenté de 81 % en Europe au dernier trimestre de 2019, selon de nouveaux chiffres. Les voitures électriques – qui comprennent les voitures électriques à batterie et les voitures hybrides rechargeables – ont représenté 4,4 % des ventes totales de voitures neuves au cours de cette période. »

Le porte-parole du Comité des Constructeurs Français d’Automobiles (CCFA), à qui l’on pose la question de savoir si les clients ont plébiscité l’électrique confirme que « Oui, tant mieux, vu ce que l’on a investi » ! Et il ajoute : « Ce que l’on remarque sur l’électrique, c’est que le client normal a plusieurs voitures. La voiture électrique est en complément le plus souvent, voire en troisième voiture »8No comment !

Assumer l’ancien à condition de cadrer/réglementer le neuf ?

A ce stade, l’on peut avancer que le renouvellement accéléré du parc automobile est, quand on prend la peine de regarder les faits, quasi inopérant pour répondre aux objectifs climatiques qui exigent une décarbonation rapide du transport. Répondre positivement et sans nuances à cette demande serait une erreur politique.

Nous avons vu par ailleurs9 que le remplacement progressif du parc automobile imposé par des mesures implémentées au niveau local comme les Zones de Basses Emissions ou Low Emission Zone (LZE) constitue un premier pas intéressant dans une dynamique de maîtrise des nuisances locales nécessaire à la préservation de la santé publique mise à mal surtout en milieu urbain. Un premier pas intéressant mais hélas insuffisant car il ne permet pas d’agir sur la présence massive et excessive de l’automobile en ville. Et c’est cette présence massive qui constitue le principal frein au déploiement des solutions de mobilité durable que sont les transports en commun et les modes actifs (marche et vélo).

Il est à noter que si nous avons une position critique ET encourageante sur ce dispositif, l’industrie automobile, elle, n’en veut pas10. Mais c’est principalement parce qu’elle refuse toutes mesures coercitives à son égard et s’insurge contre les mesures d’interdiction du Diesel, lesquelles vont à l’encontre de sa demande de respect strict du principe de neutralité technologique comme la note de l’ACEA le précise bien.

Aussi, plutôt que de tenter11 de retirer de la circulation des véhicules souvent en état de fonctionnement correct et roulant généralement moins que les véhicules fraichement immatriculés, ne serait-il pas opportun :

  • ET, au niveau européen, de réguler le marché en interdisant la production de véhicules « disproportionnés », càd qui ne rentrerait pas dans le cadre d’une voiture raisonnable au regard des enjeux climatiques et de santé publique : légère, raisonnablement puissante, à la vitesse limitée, aux formes adaptées pour l’aérodynamisme et la (non)-violence des impacts et de préférence électrique12 ;
  • ET, dans l’attente de mesures au niveau européen, tout en les incitant : au niveau local, de manière la plus étendue possible, d’interdire l’accès à un périmètre déterminé (quartier, ville, région…) à tout véhicule « disproportionné » (même critères que pour le point précédent) immatriculé après la date d’entrée en application de la politique de restriction d’accès.

Ainsi, on élargit de manière conséquente la gamme de voitures indésirables, mais on évite l’effet rétroactif de la mesure comme c’est le cas dans les politiques de type LEZ. Et c’est en connaissance de cause qu’un achat sera effectué.

Pour donner une note impertinente à ce raisonnement relatif au vieillissement du parc, je ne résiste pas à l’envie de vous glisser la proposition de Laurent Castaignède, ingénieur, auteur et fondateur du bureau BCO2 Ingénierie, mais aussi auteur du livre Airvore ou la face obscure des transports13. « Il y a un gisement d’emplois énorme dans la réhabilitation des véhicules, qui n’existe pratiquement pas à l’heure actuelle. Il devrait être possible de mettre un nouveau moteur, moins polluant, dans une voiture ancienne. Ce gisement de nouveaux postes serait très précieux si on réduisait la production de véhicules neufs, ce qui créerait forcément une énorme secousse sur l’emploi actuel ». Cette réduction est indispensable mais industriellement traumatique. Ce le sera d’autant moins que dès à présent on concentre les efforts sur les véhicules les mieux adaptés aux défis de demain.


  1. Voir une présentation commentée par Arnaud Collignon : https://www.canopea.be/le-green-deal-europeen-un-changement-de-paradigme/
  2. Bernard Jullien, Le problème de cohérence de l’ACEA, chronique parue dans autoactu.com, http://www.autoactu.com/le-probleme-de-coherence-de-l-acea.shtml, consulté le 11/02/2020. Monsieur Jullien est Maître de Conférence à l’Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire « Distribution & Services Automobiles » du Groupe Essca
  3. T&E. 2018. CO2 emissions from cars : the facts
  4. Pierre Courbe, Voitures et CO2 : calculateurs décomplexés, les constructeurs méprisent l’urgence climatique, données mises à jour par nous,
  5. Growing preference for SUVs challenges emissions reductions in passenger car market, by Laura Cozzi, Chief Energy Modeler, and Apostolos Petropoulos, Energy Modeler, 15 October 2019, https://www.iea.org/newsroom/news/2019/october/growing-preference-for-suvs-challenges-emissions-reductions-in-passenger-car-mark.html, consulté le 18/10/19
  6. Voir, pour la France par exemple : https://ccfa.fr/analyse/la-prime-a-la-conversion-a-coute-pres-dun-milliard-deuros-a-letat-en-2019/
  7. Bernard Jullien, Le problème de cohérence de l’ACEA, chronique parue dans autoactu.com, http://www.autoactu.com/le-probleme-de-coherence-de-l-acea.shtml, consulté le 11/02/2020. Monsieur Jullien est Maître de Conférence à l’Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire « Distribution & Services Automobiles » du Groupe Essca
  8. Voir https://www.automobile-propre.com/breves/voitures-electriques-le-ccfa-confirme-un-report-dimmatriculations-en-2020/ consulté le 12/02/2020, souligné par nous
  9. Voir les deux nIEWs suivantes qui sont complémentaires : Les zones de basses émissions sont-elles efficaces ? et Pollution de l’air et climat : orienter le marché automobile est indispensable
  10. Voir la nIEWs sur le sujet : Les fourberies de Freesponsible/Fébiac
  11. « Tenter », car souvent on les retire de quelque part, mais elle réapparaissent ailleurs.
  12. Voir le site internet du concept de Lisa Car, qui développe les caractéristiques d’une voiture raisonnable : https://www.lisacar.eu
  13. Voir la récente recension par Pierre Courbe