Les gares doivent revenir sur le devant de la scène

Veronica Cremasco, née à Liège en 1975, a décidé très tôt de faire de l’urbanisme le fil rouge de sa vie professionnelle. En 1998, elle devient Ingénieur civil architecte. À partir de 2003, elle occupe un poste d’ingénieur de recherches à l’ULg. Elle consacre son travail à des questions variées, toujours liées à l’urbanisme, à des échelons allant de la commune à l’Europe, en passant par la région : urbanisme et architecture durables, politique des villes, paysages wallons… Elle siège par ailleurs comme experte belge dans deux actions COST (coopération scientifique et technique au niveau européen) sur le génie civil urbain. En 2006, elle devient conseillère communale Ecolo à Liège et, 3 ans plus tard, entre au Parlement wallon.

> Benjamin Assouad : Comment avez-vous accueilli l’étude Tritel sur le développement ferroviaire wallon ?

Veronica Cremasco : Avec énormément de satisfaction. Grâce à cette étude structurante du rail wallon, on va pouvoir rationaliser les enjeux, ne plus défendre des projets au cas par cas sans vision globale. Au contraire on va pouvoir défendre des investissements ferroviaires cohérents améliorant le service dans son ensemble. En outre, le document ne se résume pas à un diagnostic fouillé ; il propose des recommandations concrètes et série des modifications à apporter au réseau. En ligne de mire, une échéance majeure à venir : la consultation des Régions sur leurs priorités ferroviaires pour le plan d’investissements 2013-2025 du groupe SNCB.

> Quels sont les principaux enseignements à en tirer ?

V. C.: Premier enseignement : le réseau ferroviaire wallon est de qualité. Il a du potentiel, et il est possible de nettement l’améliorer à peu de frais. En utilisatrice quotidienne, je dois dire que ce constat n’était pas celui que j’aurais mis en évidence (sourire…). Le réseau belge est très étoffé. Il est aujourd’hui le plus dense en Europe. Avec 1.639 km de lignes (47% du réseau national) la Wallonie n’est pas en reste. Et ses lignes conservent des standards élevés : 80% sont électrifiées et à double-voie. Par contre, on peut déplorer son fonctionnement actuel et l’utilisation trop faible qu’on fait de ce réseau, l’un et l’autre allant peut-être de pair. Au niveau des voyageurs, 8% seulement des déplacements se font en train, contre 80% en bagnole. C’est beaucoup trop peu. Le constat est sensiblement le même au niveau transport des marchandises. La part du train est à 12%, contre 75% pour la route.

Aujourd’hui, il faut saisir l’opportunité de la forte augmentation de la demande pour améliorer le service. Il faut pouvoir offrir au plus grand nombre une offre de transport en commun par rail appropriée et performante. Tout le monde a à y gagner. Mais, pour cela, il faut s’organiser. L’étude Tritel nous en donne les moyens.

Un autre enseignement capital de cette étude est son appel à revoir notre stratégie ferroviaire. On doit l’envisager au travers d’un triangle vertueux : d’abord, on décide d’une offre ferroviaire, de ce que l’on veut réellement offrir aux usagers ; ensuite, on adapte l’infrastructure ; et enfin, on fait les investissements adéquats en matériel roulant. Souvent, on a fait l’inverse… Ca relève d’une logique élémentaire, mais cela constituerait pourtant une véritable révolution culturelle : partir de l’offre du réseau que l’on veut, se fixer des critères de sécurité, de ponctualité, de synchronisation, de capacité de transport, et ensuite… seulement ensuite, faire des investissements ordonnés pour atteindre les objectifs.

Evidemment l’offre doit être ambitieuse. Prendre le train ne doit pas être une punition, mais un premier choix pour le confort, le coût, la sécurité, etc. On n’y est pas encore… L’attractivité du service tant pour les voyageurs que pour les marchandises doit être renforcée. L’étude envisage beaucoup de pistes de solutions, pas nécessairement coûteuses. On se dit que c’est faisable…

> Quelles sont aujourd’hui selon vous les priorités à se donner en matière ferroviaire ?

V. C.: Je trouve assez pertinente la démarche de l’étude qui liste 34 projets prioritaires issus d’une base de quelques 200 et qui ont été analysés sous l’angle coût/bénéfice. Cette liste est déjà un sérieux écrémage de tous les projets qui existent. Avec un bel équilibre entre les projets marchandises, voyageurs, etc. Difficile d’en exclure un a priori, maintenant.

> Les bâtiments de gare peuvent-ils en être ? A quels niveaux ?

V. C.: L’enjeu sur les gares et points d’arrêt est énorme. J’avoue y être très sensible car ce sont précisément les points de contact entre les réseaux de communication et le territoire. Je me refuse à voir la gare du 20e siècle comme uniquement liée au rail. Elles sont des points de transfert d’un mode de transport à l’autre, d’un réseau à l’autre : vélo, bus, train, scooter, voiture, taxi… Ensuite, pour redonner son attractivité au train, il faut que les bâtiments de gare redeviennent des lieux agréables où passer et attendre. De nouveaux services en gare doivent se généraliser.

> A l’heure de repositionner le rail au centre des politiques de mobilité et d’aménagement du territoire, l’architecture des bâtiments de gare a-t-elle un rôle à jouer ?

V. C.: Les gares sont des n½uds de multimodalité, les éléments ponctuels d’ancrage sur le territoire de ces fameux réseaux de mobilité, ceux qui nous permettent de bouger. Ce sont des bâtiments qui ont toujours eu une forte valeur symbolique et donc architecturale. Evidemment, il y a toujours des contre-exemples, et nous avons tous en tête des gares qui ne présentent pas beaucoup d’intérêt architectural. C’est le moins qu’on puisse dire. Il y a même eu une période de désintérêt pour l’architecture des gares. Le « tout à la bagnole » mettait le focus bien ailleurs.

Les gares doivent revenir sur le devant de la scène, en version pôle de multi-mobilité. Je pense que la SNCB aujourd’hui l’a compris. En tous cas, il y a une démarche forte dans ce sens. On mesure toute la force de la fonction d’un bâtiment aux interprétations que peut susciter son architecture. L’un va souvent de pair avec l’autre. Derrière l’architecture des palais de justice, par exemple, il y a beaucoup de réflexion sur la symbolique, le rapport aux utilisateurs, le rapport à la société, à son fonctionnement. Le fond et la forme se renforcent continuellement en architecture.

> Cela peut-il justifier le retour de projets de construction de « gares cathédrales » en ville signés par des « pointures de l’architecture contemporaine », à la manière des gares du 19e siècle ? Si oui, dans quelle mesure ?

V. C.: Disons que l’engouement pour les gares doit être au moins égal à celui du 19e siècle. Reste qu’on a souvent l’impression que quelques investissements démesurés sont réalisés au détriment
de l’ensemble. J’en ai aussi douloureusement souvent l’impression… Mais ça ne justifie pas qu’on cesse de développer des gares exceptionnelles sur notre réseau. Ce serait triste à mourir… Ce que je voudrais, ce sont des assurances sur la juste répartition des moyens.

De manière plus générale, il ne faut pas considérer que la qualité architecturale est superfétatoire, elle n’est pas une donnée mineure. Elle touche tout le monde pendant – quand tout va bien – de très nombreuses années. C’est le témoin, d’une époque, de sa façon de structurer l’espace, de construire, des matériaux qu’elle utilise. Et donc parfois, il faut savoir investir pour cela. Ce n’est pas un investissement à perte comme certains voudraient le faire croire. Et inutile de dire que la rénovation, et toute la créativité qu’elle peut faire exploser, est également au c½ur du problème, ou plutôt de la solution. On a besoin de beaux exemples, stimulants.

Je pense donc que les pouvoirs publics ne doivent pas avoir peur d’investir dans de beaux projets de gare. Que ce soit au travers de rénovations – Anvers, Leuven – ou de constructions – Liège Guillemins – de tels projets peuvent avoir un impact très positif sur l’imaginaire collectif. Ils créditent la place première que le rail doit retrouver en Belgique.

Cependant, ces investissements doivent être bien balisés. Ce sont autant d’occasions de construire des projets exceptionnels, innovants. Par exemple, je regrette que la gare des Guillemins, ne soit pas un exemple en terme d’économie d’énergie ou de gestion des milliers de m3 d’eau qui tombent sur son énorme toiture vitrée, etc. De tels projets architecturaux ne doivent pas être seulement esthétiquement innovants, ils doivent aussi être des modèles en termes d’économie des ressources, et de durabilité, sur le long terme.

Le patrimoine est une autre donnée importante, évidemment – et le patrimoine ne s’est pas arrêté à l’Art Nouveau…
Les pouvoirs publics doivent toujours s’inscrire dans le long terme pour avoir une saine gestion de leurs budgets. Enfin, la justification d’une nouvelle gare et de tout nouveau projet d’ailleurs doit être sérieuse. On croit, souvent à tort, que démolir et reconstruire coûte moins cher. Si on veut se donner la peine de faire des calculs un peu globaux, de prendre tous les coûts en considération, c’est très très rarement le cas.

Ainsi, je pense que les grands projets – de gares ou autres – sont utiles, voire nécessaires, parce qu’ils stimulent l’innovation, la création, l’imaginaire. Mais je me répète : pas n’importe quoi n’importe comment. Il faut gérer les investissements. Trop d’exceptions tue l’exception. Cela n’a pas de sens, même au niveau du paysage urbain, si l’exception devient la règle. Par moment, c’est un peu trop la surenchère. Par ailleurs, les autorités résument trop souvent leur approche à aller « chercher » une star internationale de l’architecture. Cela ne suffit pas. Que du contraire. Il faut investir le projet avec de vrais objectifs et faire confiance à nos jeunes et moins jeunes talents.

> Pensez-vous à des exemples architecturaux contemporains relevant de cette logique en Wallonie ? Ailleurs ?

V. C.: Je pourrais parler longuement de la gare de Liège, de celle de Namur et de celles de Bruxelles pour ne prendre que celles que j’utilise au quotidien. Mais, pour un peu sortir de Wallonie, Anvers en Flandre, Lille Europe en France ou Saint-Pancras en Angleterre sont entre autres des projets contemporains impressionnants.

Sinon, j’ai, à l’époque, été complètement subjuguée par le projet de Nicholas Grimshaw pour Waterloo Station à Londres inauguré en 1994. Il a reçu de nombreux prix, et a coûté très cher aussi. Un long serpent de verre, vous voyez ? Depuis le 14 novembre 2007 et l’achèvement de la ligne nouvelle CTRL (Channel Tunnel Rail Link), les trains Eurostar arrivent à la gare de Saint-Pancras – impressionnante aussi par ailleurs, mais dans un autre style –, rendant ainsi la gare internationale de Waterloo inutile. Hum ! Un beau geste architectural pour construire le futur de la liaison grande vitesse internationale qui rime à quoi aujourd’hui ? Ce n’est pas le choix qu’il faut remettre en cause, mais sa gestion évidemment. Pourquoi avoir changé si vite d’avis ? Là, effectivement, c’est purement du gaspillage. Il fallait construire une gare belle et performante et l’utiliser pendant au moins 100 ans. Voilà où peuvent nous mener les affres de la mauvaise gouvernance.

> Plus que dans tout autre projet d’architecture, l’urbanisme n’a-t-il pas, à ce niveau, un rôle évident et essentiel à jouer ? Que nous enseigne le cas des Guillemins à cet égard ?

V. C.: L’un ne va pas sans l’autre. Et cela devrait être une évidence. Le projet d’intégration urbanistique fait partie du projet de gare. L’architecture, c’est aussi réfléchir l’intégration d’un bâtiment dans son contexte. Quoi qu’on en dise, c’est une des préoccupations inhérentes à la mission d’architecture en soi. Aujourd’hui, malheureusement, le quartier des Guillemins est un contre-exemple de cette intégration. De mon point de vue, on a démoli trop vite et trop. Certains décideurs sont un peu vite persuadés que neuf = beau. C’est un raisonnement dépassé, un peu court. On peut révolutionner des quartiers existants sans les démolir évidemment. Là où cela devient dramatique, c’est lorsqu’il n’y a pas de projet de reconstruction solidement porté. Alors, on a des friches pendant des années…

Le projet est toujours dépendant de son contexte, notamment de la taille du noyau dans lequel on s’arrête et surtout du projet que l’on a pour lui. On ne fait pas le même projet pour la gare d’Auvelais que pour la gare de Liège, etc. Chaque point d’arrêt a sa spécificité. Sinon, c’est à proximité des gares qu’il faut mettre un maximum d’activités, de bureaux, etc. Mais encore une fois, outre ce principe de base chaque lieu doit proposer SA solution, en résonnance avec le lieu. Parfois, même, on doit pouvoir envisager le déplacement de la gare, pour mieux la localiser.

>N’est-il donc pas insensé que ces projets ne soient portés que par la SNCB ? La ville n’a-t-elle pas un rôle clé à jouer ?

V. C.: Dans le sens où je vous le présente depuis le début, cela semble évident qu’il faudrait autour des projets de gares et des quartiers de gares une dynamique plus large. Cette dynamique engloberait davantage d’acteurs locaux, pour autant que chacun d’entre eux entre dans cette collaboration avec l’envie de tirer le projet vers le haut. Il n’y a rien de pire que le « plus petit dénominateur commun », ou le « pas de consensus du tout ». On ne peut pas obliger les uns et les autres à collaborer. Collaborer doit être, pour toutes les parties, un avantage, une plus-value.

On est souvent dans la précipitation d’action, il faut agir, … tout vaut mieux qu’une situation inchangée. Je n’en suis pas aussi convaincue que certains de mes collègues. Parfois, s’assurer que la situation en place fonctionne bien, l’améliorer en attendant et n’entreprendre de gros bouleversements que quand on est assez nombreux à en être convaincus ne me semblent pas toujours absurde. On ouvre des chantiers partout sous prétexte qu’il faut avancer. Mais parfois j’ai des doutes sur ce qui fait réellement avancer le monde…