Mettre sur les rails la taxation de l’aérien

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La Commission européenne a publié ce 14 juillet un ensemble de propositions couvrant les politiques de l’Union européenne en matière de climat, d’énergie, d’aménagement du territoire, de transport et de fiscalité. Avec ce train législatif « Fit for 55 », elle veut aligner ses politiques avec le Green Deal et son ambition de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030 par rapport à 1990.

La révision du cadre réglementaire proposée par la Commission devrait clairement impacter le secteur aérien et comprend les éléments suivants : 

  • La proposition de règlement relatif à l’instauration d’une égalité des conditions de concurrence pour un secteur du transport aérien durable (ReFuelEU/RED) ;
  • La révision du système communautaire d’échange de quotas d’émission ETS, y compris les systèmes maritime, aérien et CORSIA ;
  • La révision de la directive sur la taxation de l’énergie.

Ces textes visent globalement à limiter l’impact climatique du secteur, via une taxation plus juste et l’utilisation de carburants plus durables. Pour le secteur environnemental, il s’agit de circonstances historiques. En effet, une révision du système ETS et la suppression de l’exonération de la taxe sur le kérosène sont des mesures cruciales et attendues depuis de nombreuses années. Le règlement relatif aux carburants alternatifs est aussi extrêmement important.

Ces propositions sont en cours de discussion au sein du Conseil de l’Union Européenne et, prochainement, au Parlement européen. Le gouvernement et les eurodéputés belges doivent prendre position par rapport aux propositions européennes.

Pour stimuler le dialogue et pousser les représentants de la Belgique au niveau européen à adopter la position la plus ambitieuse possible, Inter-Environnement Wallonie (IEW) et Bond Beter Leefmilieu (BBL) ont entrepris de rédiger un document d’orientation politique (« Policy briefing ») , de l’envoyer aux députés européens et cabinets concernés (niveau fédéral et régional) et d’organiser un séminaire, ce 29 novembre matin, au cours duquel le Ministre Gilkinet a été invité à présenter ses orientations, un représentant de la Commission européenne a présenté le « Fit for 55 package » et ses implications pour l’aérien et un panel d’experts ont répondu à une série de questions liées aux mesures européennes. Ces actions ont été menées dans le cadre d’un financement octroyé par la European Climate Foundation, et en collaboration avec Transport & Environment (T&E).

Dans son allocution lors de ce séminaire, le Ministre Gilkinet a fait part de ses deux priorités fondamentales en matière de transport : donner à chacun la possibilité de choisir sa mobilité (Liberté) et réduire l’impact climatique et environnemental de la mobilité (Décarbonner), tout en expliquant que le transport représente près de 30% des émissions de gaz à effet de serre (en Belgique et dans l’Union européenne), et que les émissions de l’aviation ont augmenté de près de 130% entre 1990 et 2017. Pour le ministre, il faut combiner une série de démarches et d’instruments pour réduire l’impact climatique et environnemental du secteur : éviter certains déplacements de personnes et de marchandises par avion (ceux qui ne sont pas indispensables, en se focalisant sur les vols de courtes distances et intra-européens), favoriser des modes de déplacement moins polluants (un des objectifs étant de doubler le transport de marchandises en train et de développer le transport par trains de nuit) et réduire les émissions de l’aviation pour les vols « restants » (via des innovations technologiques, telles que des carburants « véritablement » durables, une modification de la trajectoire des vols, et la réorganisation du « Ciel unique européen»). Le ministre veut plaider au niveau européen pour une taxation du kérosène et pour mettre fin aux vols de courtes distances, dès que possible, via un shift modal de l’avion vers le train. Dans cette vision, Bruxelles pourrait devenir une plateforme ferroviaire internationale et le cadre européen devrait être amélioré pour permettre le développement du transport par trains de nuit. Pour conclure, selon le ministre, le prix du transport par avion doit intégrer ses externalités environnementales et il faut mettre en place les dispositifs permettant de réduire la demande de transport par avion, notamment via un rééquilibrage fiscal (l’aviation bénéficiant d’un régime de faveur depuis de nombreuses années).

Ensuite, toujours dans le cadre de ce séminaire organisé par IEW et BBL ce 29 novembre, quatre experts ont été invités à s’exprimer sur des questions relatives à la taxation du secteur et aux carburants alternatifs s’appliquant au secteur, par Andrew MURPHY, Directeur Aviation chez T&E. Les participants au panel étaient :

Le texte ci-dessous, hors conclusions, reprend certains des enjeux qui ont été soulevés pendant ce panel. Il ne correspond pas à une retranscription complète des propos des experts.

La taxation du secteur aérien représente un enjeu fondamental en matière de justice sociale. Une étude réalisée aux Pays Bas montre que les personnes qui prennent l’avion le plus souvent appartiennent à des catégories socio-économiquement favorisées (plus d’éducation et plus de revenus), comme l’indique le graphe ci-dessous présenté par Jasper Faber (CE Delf). Il n’est dès lors pas juste que ces personnes qui bénéficient déjà de certains privilèges profitent d’une exemption de taxes lorsqu’elles prennent l’avion.

Une taxation du secteur devrait idéalement prévoir un système qui pénalise davantage les voyageurs fréquents (c’est-à-dire ceux qui volent plus souvent et/ou qui parcourent plus de kilomètres en avion).

Etablir une taxe juste et efficace, requiert une analyse précise, par des experts, des effets attendus de la taxe, et cela en tenant compte des aspects environnementaux (impact CO2 et autres), sociaux (justice sociale, emploi) et économiques (revenus générés). A ce titre, un système qui ne taxerait que les vols de courte distance manquerait clairement sa cible climatique. En effet, comme montré clairement dans le graphe ci-dessous (présenté par Frédéric Dobruszkes, IGEAT/ULB), même si les vols courte distance émettent plus de CO2 par kilomètre parcouru, les vols longue distance ont un impact global beaucoup plus important au niveau climatique.

Si la taxe sur le kérosène est l’instrument le plus efficace théoriquement, car elle pénalise directement la consommation de carburant, une taxe sur les billets compense le manque à gagner dû au fait que la TVA n’est pas perçue sur les billets pour des vols internationaux dans un cadre européen. Il est temps que la Belgique mette en place une taxe sur les billets qui soit autre que symbolique.

Une étude menée pour l’ONG Natuur & Milieu a montré qu’une taxe « juste », qui intègrerait les manques à gagner et diverses externalités environnementales de l’aérien, s’élèverait à au moins 40% du prix du billet, comme indiqué dans le tableau ci-dessous exposé par Jasper Faber.

Quant à savoir qui taxer en premier lieu, la question n’est pas simple à trancher et demande également une véritable réflexion : augmenter de quelques euros le billet pénaliserait les plus démunis, selon certains, ou dissuaderait de prendre l’avion ceux qui n’y tiennent pas vraiment, selon d’autres (en vertu du degré d’élasticité de la demande). Certains pensent qu’il faut d’abord s’adresser aux entreprise en les incitant à réduire les voyages d’affaires, mais d’autres font valoir que la frontière entre les motivations des voyageurs d’affaires et les voyageurs de loisirs est perméable (ce qu’a révélé une étude réalisée au Pays-Bas). Par ailleurs, un système visant à imposer une sorte de « rationnement » (chacun ayant droit à un nombre limité de vols) pose l’inconvénient majeur qu’il ne tiendra pas compte de la nécessité de voyager (parfois quasiment impérative) de personnes ayant de la famille à l’étranger, dans des lieux très difficilement accessibles autrement qu’en avion. Les administrations publiques et les politiques par ailleurs devraient jouer le rôle de précurseur en la matière, en diminuant leurs déplacements en avion.

La taxation du transport de marchandises en avion devrait également être appliquée, comme c’est le cas en France (pour certaines destinations) et comme c’est actuellement à l’étude aux Pays-Bas. L’exemption de la taxation de ce type de transport dans le cadre du « Fit for 55 package » tient à des accords historiques entre l’Europe et les Etats Unis qui prévoyaient à l’origine un régime favorable aux compagnies de transports américaines. Mais il est absurde que ces accords maintiennent cette défiscalisation de façon générale.

Pour certains des experts invités à s’exprimer dans le cadre du panel, la courbe de nuisances environnementales liées au transport aérien de marchandises progresse nettement plus que celle des emplois créés dans le secteur. Par ailleurs, le nombre d’emplois créés dans le secteur logistique, liés au transport de marchandises, doit être comparé à celui des emplois qui ont disparu de par ces nouvelles manières de consommer. En conséquence, c’est le modèle économique de globalisation qu’il faudrait véritablement remettre en question : dans quelle mesure a-t-on besoin de consommer des produits fabriqués en dehors de notre continent ? Quel est le juste prix de l’immédiateté ?  Ces questions touchent également à la notion de liberté : dans quelle mesure la liberté individuelle (de consommer des produits peu chers qui arrivent rapidement de loin) peut-elle entraver le bien commun (la prise en compte de l’impact climatique et environnemental de ce mode de consommation) ?

Conclusion

En conclusion, comme expliqué dans notre policy briefing et corroboré par le compte-rendu ci-dessus, étant donné le peu de perspectives réelles que présentent dans un futur suffisamment proche les carburant alternatifs, une taxation juste et bien pensée doit être mise en place sans tarder, tant au niveau européen qu’au niveau national. Le fait de plaider pour l’instauration d’une taxation du kérosène fait d’ailleurs partie de la Déclaration de politique régionale en Wallonie.

Etant donné l’urgence climatique et les enjeux sociétaux que soulèvent ces questions de taxation, le gouvernement ne peut attendre, selon nous, pour instaurer un débat sociétal alimenté par des experts et auquel pourrait participer un panel de citoyen, qui permettrait de trouver la combinaison de taxes la plus adéquate, sur le plan environnemental, social et économique. La tâche est d’ampleur et ne peut être mise de côté sous prétexte des discussions en cours au niveau européen (d’autant que certains pays – notamment insulaires – risquent de bloquer la décision de taxer le kérosène qui, pour rappel, doit être prise dans ce cadre à l’unanimité).

Ce débat permettrait de mettre enfin sur la table une réflexion par rapport à la nécessité de prendre l’avion, celle de réduire globalement les déplacements (y compris de marchandises) et le transfert des investissements vers d’autres modes de déplacements et d’autres emplois.

Etant donné la complexité de la question, il nous semble également essentiel de mettre en place le dispositif permettant de mesurer l’effet concret des mesures de taxation sur le plan environnemental, climatique et social et d’ajuster les taxes en conséquence si nécessaire.

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