« On est en train de perdre la bataille » (contre nous-même)

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Titre : Phrase prononcée par Emmanuel Macron, Président de la république française, en marge du sommet « One Planet Summit » (les parenthèses sont de la rédaction).
Ce n’est pas que l’on perde la bataille qui est inquiétant, mais plutôt qu’on ne l’ait jamais vraiment commencée…

« La catastrophe en surgissant du néant crée du possible en même temps que du réel. (…) Avant la catastrophe, elle apparaît tout à la fois comme probable et comme impossible. (…) Quand (elle a eu lieu), l’impossible est devenu certain. » Jean-Pierre Dupuy[[Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002]]

Le monde compte 438 réacteurs nucléaires en fonctionnement[[https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_réacteurs_nucléaires]], dont beaucoup, refroidissement oblige, sont situés sur des côtes. L’augmentation de la température du globe (estimée lucidement à minimum +4° en 2100[quasi 5° selon [le tout dernier article sur le sujet paru dans la revue Nature ]]) dûe à l’augmentation insuffisamment maîtrisée des émissions de gaz à effet de serre provoquera inévitablement une hausse de la température des océans qui elle-même entraînera le développement d’ouragans à la fois plus nombreux et plus puissants. Le risque d’accidents semblables à celui de Fukushima augmente donc très sérieusement. Et les conséquences de la catastrophe nipponne sont loin d’être maîtrisées parce que difficilement maîtrisables, même par un pays « technologiquement développé et riche »…[[Cet situation m’a été suggérée par un collègue adepte de la lucidité tonique et sereine.]] L’incapacité de l’Homme à maîtriser les conséquences de ce qu’il a lui-même créé signera-t-elle la fin de son éphémère règne sur Terre ?

Sont-ce là des élucubrations catastrophistes ? De la lucidité ?…

C’est connu et largement documenté, nous avons aujourd’hui dépassé les limites de la Terre. Nous consommons plus de ressources que la planète n’est capable de nous procurer sans qu’on ne la dégrade.

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Au niveau mondial, chaque Homme consomme en moyenne 2,7 hag (hectares globaux) par an alors qu’il devrait en consommer 1,7 pour correspondre à la biocapacité de notre planète. Mais cette consommation n’est pas répartie équitablement. De grandes différences existent entre les pays. L’empreinte moyenne d’un Belge est de 5,1 hag. Un Américain consomme 9,2 hag, tandis qu’un Africain en consomme seulement 1,4 par an. [Source : les cahiers du Développement Durable, [http://les.cahiers-developpement-durable.be/outils/empreinte-ecologique/]]

Si l’on se concentre sur la question de l’utilisation des ressources, il convient de noter que les flux de matières mondiaux croissent encore et toujours plus rapidement que le PIB mondial ravalant la dématérialisation de l’économie au rang de vœux pieux. L’économie circulaire, quant à elle, ne fera que repousser l’échéance de leur inéluctable épuisement.

Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène, prenons l’exemple de l’acier :

« La consommation mondiale d’acier pendant l’année 2011 – environ 1,5 milliard de tonnes – est supérieure à la production cumulée de fer de toute l’espèce humaine jusqu’à 1900, depuis les origines préhistoriques de la sidérurgie.»[[François Grosse, Dictionnaire de la pensée écologique (2015), cité dans Dominique Bourg, et Christian Arnsperger, Ecologie intégrale – Pour une société permacirculaire, PUF, 2017]]

Selon le rapport de Rockström & al. Publié en 2009 et réactualisé en 2015, sur les neuf limites dont le franchissement ferait basculer le système-Terre dans un état inédit par rapport à celui que nous avons connu depuis la fin du précédent âge glaciaire, nous en avons franchi quatre : celles relatives au climat, à la biodiversité, à l’usage des sols et aux flux de phosphore et d’azote associés à nos activités agricoles.

« Un paramètre déterminant de ce bouleversement est l’ »invention » de la croissance économique : pendant les millénaires précédents, le PIB mondial a augmenté à un rythme inférieur à 0,1 % par an […], soit une augmentation cumulée de moins (voire beaucoup moins) de 10 % par siècle. À l’échelle de l’évolution des sociétés, la transformation de l’économie humaine depuis un ou deux siècles constitue donc un choc, auquel rien n’a préparé notre espèce ».[[ibidem]]

Notre espèce s’en relèvera-t-elle ?

Les « effets collatéraux » de cette croissance économique, véritable objet-fétiche du libéralisme financier, commencent à se manifester.

D’une part, comme l’attestent de nombreux travaux, depuis les années 70, elle ne débouche plus sur une augmentation du sentiment de bien-être (chez ceux qui ont pu bénéficier de ses avantages – les autres sont épargnés de cette frustration là, à défaut de l’être de celle, bien plus douloureuse, de n’avoir pu bénéficier de la part du gâteau auquel ils avaient légitimement droit).

D’autre part, cette croissance et les gains de productivité qui l’accompagnent se voient corrèlés à une diminution continue du taux d’emplois depuis une vingtaine d’années.

Enfin, elle génère une croissance de plus en plus importante des inégalités. Comme l’a montré Oxfam dans un rapport, les 8 personnes les plus riches au monde possèdent une richesse équivalente à celle cumulée de la moitié de la population mondiale (3,5 milliards de personnes)[[https://www.oxfam.org/fr/salle-de-presse/communiques/2017-01-16/huit-hommes-possedent-autant-que-la-moitie-de-la-population]].

Et le numérique, en plein développement, ne fait qu’accentuer les deux derniers effets. « Associé à la globalisation économique, la transition numérique a permis une concentration inouïe de la richesse. Un petit nombre d’individus peut créer et ensuite faire vivre des géants mondiaux comme les Gafa. Tandis que la chaîne hôtelière Hilton emploie 130.000 personnes pour un chiffre d’affaires de 9 milliards de dollars, avec seulement 500 employés, le groupe Airbnb génère un milliard, avec un décuplement attendu pour 2020 et une valorisation boursière de 24 milliards de dollars en 2015. » [[Dominique Bourg, et Christian Arnsperger, Ecologie intégrale – Pour une société permacirculaire, PUF, 2017, p.19. ]]

Il devient difficile de ne pas considérer que dans notre système, le marché a pris les commandes aux fins d’accroissement de rentabilité et que plus grand chose ne le contrôle, surtout pas les décisions collectives. Un député écologiste wallon ne dit rien de plus lorsque, dans un post FB, il avance : « de temps à autre, il y a des rapports et des statistiques qui alertent sur le renforcement des inégalités. Sur l’augmentation de la pauvreté, qui touchent un ménage sur cinq en Wallonie. Sur la précarisation de la classe moyenne.
Et puis il y a les choix du Gouvernement wallon, qui va investir 40 à 50 millions € dans des ristournes fiscales qui vont toucher moins de 1% de la population
« .

Qu’on le veuille ou non, des troubles sociaux importants que l’on espère les plus pacifiques possibles auront lieu pour tenter de changer de paradigme ou de civilisation. Des prémisses de ceux-ci sont clairement décelables dans les pays où ce fossé est important (Vénézuela par exemple). Ces troubles s’ancreront dans l’indignation et la colère des « laissés pour compte » et s’appuieront sur des solidarités que doit réinventer la société civile. Et quand on prend conscience de la violence dont est capable le système actuel pour maintenir ses privilèges, rien ne garantit que cela se fera dans la douceur…

Devrons-nous donner raison à l’analyse de l’historien Walter Scheidel qui dans son récent ouvrage indique que depuis 10.000 ans, la violence seule a réussi à réduire les inégalités : « Seuls les chocs terribles et violents ayant renversé l’ordre établi se sont avérés, au cours de l’histoire, suffisamment puissants pour aplanir les disparités de revenus et de richesses. Ces chocs ont pris différentes formes, les « quatre cavaliers de l’égalisation » étant l’effondrement de l’Etat, l’épidémie catastrophique, les grandes luttes sociales et la révolution. A leur passage, des centaines de millions de personnes sont mortes ; et, derrière eux, l’écart entre les riches et les pauvres s’est amenuisé ».[Walter Scheidel, La violence réduit les inégalités enseigne l’histoire, tribune parue dans le journal Le monde, consulté le 02/12/2017. ([http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/01/la-violence-reduit-les-inegalites-enseigne-l-histoire_5223171_3232.html)]]

Ou réussirons-nous, comme le suggèrent P. Servigne et G. Chapelle (mais aussi Bourg et Arnsperger, même si c’est d’une toute autre manière) à « lisser l’amplitude de ce genre de cycles de pénurie-abondance[[Le schéma cyclique est le suivant : par le passé, un monde hostile et pauvre a fait émerger une culture de l’entraide (sinon nos ancêtres n’auraient pas survécus); cette culture de l’entraide a changé le rapport au monde, favorisant l’innovation et la création d’abondance; ce monde d’abondance a fini par créer une culture de l’égoïsme (on n’a plus besoin de son prochain); et cette culture de l’égoïsme a tout détruit, recréant un monde hostile et pauvre (exploitation injuste et irrationnelle des ressources). Et le cycle peut recommencer avec à nouveau l’émergence d’une culture de l’entraide… (Servigne et Chapelle, p. 302)]] en créant une société basée sur une culture de la sobriété, de l’entraide et du respect des autres qu’humains, comme ont déjà pu le faire d’autres sociétés aujourd’hui disparues ou en voie de disparition ».

Car pour prévenir un effondrement, il ne suffira pas de prendre des mesures pour réduire ce fossé avec le 1% des plus riches : le mode de vie occidental dans son ensemble doit être questionné et le niveau de vie de ses adeptes devra nécessairement être revu à la baisse. Contenir le réchauffement climatique à 2° maximum implique par exemple que les émissions par tête soient plafonnées à 0,537 tCO2/an en 2050 quand elles s’élèvent aujourd’hui à 9,6 t au Royaume Uni et à 23,6 t aux Etats-Unis… Et toucher au mode de vie égoïste des nantis de la planète, donc à notre mode de vie, a peu de chance de devenir le slogan de campagne d’un parti quelle que soit sa position sur l’échiquier politique. « Il est non négociable » disait Bush, et c’est effectivement ce qui est aujourd’hui à la base de l’élection d’un homme aussi primaire que Trump et du Brexit d’un Royaume Uni nostalgique de sa puissance passée.

En attendant, la réaction du modèle économique dominant à ces constats est la fuite en avant technologique qui, pour l’instant, grâce à des politiques fiscales qui leur sont hautement favorables, profite à quelques-uns tout en endettant ménages, entreprises et Etats. Pour ceux-là, adeptes décomplexés d’un désaveu pervers, la crise crée des opportunités et l’économie verte devient le cache sexe d’une économie cruellement déshumanisante. A moins que cette crise ne soit notre dernier espoir…

A moins que, parce-que nous n’avons plus le choix et que nous en avons sereinement pris conscience à une échelle suffisante, nous parvenions à évoluer et à mettre sur pied – c’est un exemple parmi une infinité de possibles – une société permacirculaire, fondée sur une sobriété choisie nécessaire pour respecter les principes directeurs que sont une croissance très faible (plus proche de 0 que de 1 %) et le respect strict par chacun d’une empreinte écologique égale à 1.[[C’est la proposition de base de la société permacirculaire promue par Bourg et Arnsperger, op cités. ]]

Mais que faire de tout cela ?

« Il n’y a pas une politique qui absorbe la déréliction[[Sentiment d’abandon et de solitude morale.]] dans laquelle on se trouve. Si on ne met pas cette affaire de déréliction au centre de la discussion, on ne comprend pas à quel point on est désorienté.
La version dramatisée de cette idée est le « catastrophisme », qui est à la fois exact — si on suit les scientifiques — et exagéré. Il y a une souffrance de la question écologique. Si on n’en comprend pas la profondeur, on ne comprend pas la réaction de ceux qui nient. Si on ne comprend pas que ceux qui refusent d’agir sont aussi troublés que ceux qui agissent, on perd l’occasion d’établir des alliances possibles.
»[Bruno Latour, entretien sur son dernier livre (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, éditions La Découverte, octobre 2017, 160 p., 12 €.), Reporterre, [https://reporterre.net/Bruno-Latour-Defendre-la-nature-on-baille-Defendre-les-territoires-on-se-bouge, consulté le 28/12/2017.]]

Mettre cette affaire de déréliction au centre de la discussion…

C’est exactement ce que, sur base de la confrontation quotidienne imposée par notre métier aux données les plus récentes sur l’état du monde, nous avons tenté de faire dans le dossier qui va incessamment sortir de presse, consacré à ce que le concept d’effondrement suscite en nous, et dont le texte que vous êtes en train de lire constitue l’introduction.

L’évaluation constante des politiques publiques relatives à nos matières – les questions environnementales – nous amène à faire le constat qu’elles sont, à différents points de vue, insuffisantes pour relever les défis. Quand elles ne sont pas purement et simplement déficientes ou pire, complices : le scandale du dieselgate ou encore la saga du glyphosate qui vient de se terminer par une reconduction sans condition d’une commercialisation pour 5 ans tendraient à accréditer cette suspicion. Il s’en suit une forme de « désespérance socio-politique » généralisée qu’il convient de prendre au sérieux.

Mais nous sommes également en lien avec des forces vives qui tentent, dans un bel élan de solidarité et avec enthousiasme, de changer les choses, de créer les prémisses d’un autre monde.

Cet autre monde à la fois nécessaire, espéré et en voie de construction pourra-t-il faire l’impasse sur un (des) effondrement(s) que l’on espère limité(s) dans ses conséquences ? Si ce n’est pas le cas – ce qui est fort probable, comment se préparer à cet inéluctable ? La lucidité, tonique et sereine serait-elle la voie ? Ou retrouver les liens profonds que nous entretenions, mais que nous avons largement oubliés avec le reste d’un monde dont nous ne sommes qu’une composante parmi d’autre – et rien de plus ?

Nous n’avons pas de réponses, juste des questions et quelques réflexions… Et nous espérons, en les exposant dans ce dossier, contribuer à l’apaisement aussi minime soit-il de la déréliction qui mine sournoisement le lien social.

Si vous voulez poursuivre cette réflexion, ne manquez pas de vous procurer le dossier en envoyant un mail à a.geerts@iew.be.