Paradigmes fiscaux

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Le débat sur la fiscalité, c’est un peu comme la libido : il faut peu pour le déclencher et il n’est jamais véritablement épuisé. Ainsi, englués depuis des mois dans un marécage économique et social dont ils échouent à s’extraire, les décideurs de notre royaume vieillissant et de l’Europe entière sont aujourd’hui saisis d’un démon de midi qui ramène à la surface leur fantasme d’une « indispensable réforme de la fiscalité qui pèse sur le travail afin de préserver la compétitivité de nos entreprises et favoriser la relance ». Et comme les budgets publics en déficit chronique ne sauraient tolérer une baisse de leurs rentrées, ces braves nous proposent de compenser la baisse des charges sur le travail par une « fiscalité environnementale ».

Je reconnais avoir toujours été un gros bourrin – enfin, non : avant, j’étais mince… – hermétique à nombre des subtilités de l’économie moderne mais je suis néanmoins cramponné à la conviction qu’un tel discours relève plus de l’incantation idéologique que de la logique du marché. Je trouve d’ailleurs surréaliste le consensus rencontré par cette proposition puisque force est de constater que représentants des travailleurs et patrons, décideurs politiques et commentateurs y adhérent avec une unanimité quasi fusionnelle. Je m’en veux presque de venir gâcher cette harmonie idyllique…

J’assume le risque de me voir reprocher un procès d’intention mais je ne crois pas l’ombre d’une seconde aux vertus miracles prêtées à ce remède fiscal. Le chef d’entreprise qui n’engage pas pour cause de charges salariales trop élevées, ça fait joli dans les discours et met de la contrepartie dans la balance des revendications mais j’attends qu’on m’en présente. Pas des bretteurs sans fond, pas de ceux qui disent mais de ceux qui font. Et pas des exemples frelatés, pas de ceux qui licencient un ouvrier « normal » pour le remplacer par un autre « subsidié » par les aides publiques mais de ceux qui créent réellement un emploi nouveau. Sans doute existent-ils, souquant à la tête d’une Toute Petite Entreprise, mais il faut être bien naïf pour croire qu’ils constituent autre chose qu’une minorité non représentative. Pourquoi, à quelle fin et en raison de quelle motivation supérieure, un patron engagerait-il un travailleur supplémentaire au seul prétexte que la pression fiscale qui pèse sur ses épaules d’employeur diminue ? Si son activité a pu jusqu’ici fonctionner avec l’équipe dont il dispose, a quoi bon l’agrandir ? L’exemple de la baisse de la TVA sur la restauration s’avère de ce point-de-vue particulièrement éloquent. Consentie en France et en Belgique pour faire baisser l’addition et favoriser le recrutement de personnel supplémentaire – elle n’a produit aucun de ces deux effets, en dépit des engagements du secteur, la main sur le c½ur…

Alors, diminuons les charges patronales si telle est la volonté de tous mais ne nous leurrons pas : l’argent qui n’ira plus dans les caisses de la sécurité sociale ou des finances publiques ne financera pas la création d’emplois, il gonflera le compte de la société et/ou le dividende des actionnaires. Et c’est normal. Finissons-en, en effet, avec cette vision judéo-chrétienne d’une économie philanthropique, au service de l’Homme et du bien-être universel. Elle n’a pas, n’a jamais eu et n’aura jamais vocation à créer de l’emploi ; au contraire, ce n’est là pour elle qu’un mal (momentanément ?) nécessaire. Son but ultime est unique et univoque : l’optimalisation du profit. Peu importe que cela soit bien ou mal : c’est, et nous ne devons jamais l’oublier.

Dans la même optique, le travailleur qui maugrée sur « les impôts » qui lui « prennent » une part non négligeable de son salaire devrait s’interroger sur l’impact réel qu’aurait sur ses revenus une réduction des dits impôts. Car si les contrats se négocient sur base d’un montant brut, la véritable référence, tant pour l’employeur que pour l’employé, est le « salaire poche » ou le net complété des avantages extra-légaux. Et cela restera ainsi quel que soit le niveau d’imposition en vigueur. Un patron n’ayant pas vocation à «  faire le bien  » mais à optimaliser le résultat de son entreprise, pourquoi reverrait-il alors à la hausse le salaire net qu’il est prêt à consentir ? En conséquence de quoi l’impact essentiel de la mesure se ressentira au niveau du salaire brut qui deviendra moins coûteux – situation qu’on ne manquera pas de nous vendre comme légitime car « bénéfique à la compétitivité de nos entreprises » – alors que le revenu du travailleur restera inchangé.

Si sa capacité à créer de l’emploi apparaît à tout le moins aléatoire, une réforme de la fiscalité sur le travail aura par contre une conséquence aussi directe qu’inéluctable : la diminution des rentrées de l’Etat. Qui, il faudrait quand même s’en rappeler de temps à autres, n’est pas une entité fantasmagorique un brin maléfique mais une communauté rassemblant l’ensemble des citoyens du pays et mettant à la disposition de ceux-ci un certain nombre de services essentiels financés par… les impôts. Lesquels mériteraient donc de ne plus être considérés comme un vol mais bien comme une contribution – somme toute modeste – au bon fonctionnement de la société dans laquelle nous évoluons et dont nous profitons. Certains ont voulu s’affranchir de ce qu’ils considéraient comme un « racket légal » en acceptant de voir certains « services » échapper à la gestion de la communauté pour entrer dans la sphère purement économique. Je laisse chacun(e) juge des systèmes d’éducation et de soins de santé mis en place en Angleterre ou aux Etats-Unis dans cette logique… Donc, si nous ne voulons pas que les rentrées à la baisse de l’impôt sur le travail n’aient un effet négatif sur le budget de l’Etat et la qualité des services qu’ils proposent, il va falloir compenser ce manque à gagner en trouvant de l’argent ailleurs. Et cet ailleurs, c’est la « fiscalité verte ».

« Celui qui voit un problème et ne fait rien fait partie du problème. » 

Gandhi

Je vais vous éviter un pensum fastidieux pour définir aussi précisément que possible ce qui se cache derrière cette appellation. Accordons-nous donc sur le concept (très) global d’une taxation ciblant les produits et comportements portant atteinte à l’environnement.

Inutile d’être titulaire d’un doctorat en gestion de l’environnement pour comprendre que « l’assiette » potentielle de cette fiscalité nouvelle est gigantesque et les rentrées escomptables itou. Il y a cependant un « hic » et il est de taille. Cette fiscalité verte a une fonction ouvertement incitative, elle vise à orienter les modes de production et de consommation en pénalisant/décourageant certains type de comportements (néfastes) et en favorisant/encourageant d’autres (bénéfiques). Son objectif premier est moins « fiscal » que « prophylactique », elle vise avant toute chose à nous éloigner des dérives qui nous conduiraient à la catastrophe. En conséquence de quoi, plus elle s’avèrera efficace moins elle sera rentable. Et l’avènement des pratiques vertueuses qu’elle promeut devrait même la rendre in fine inutile. Privé de cette manne après s’être privé d’une part plus ou moins importante de l’impôt sur le travail, l’Etat risque fort de ne plus avoir les moyens de ses politiques…

O, bien sûr, cela n’est pas pour demain : il se répandra encore beaucoup de CO2 dans l’atmosphère avant que nous n’en arrivions là. Mais comme « gouverner, c’est prévoir », autant que nos gouvernants évitent de glisser aujourd’hui un doigt dans l’engrenage qui demain les broiera tout entier.

Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à cette fiscalité verte. Au contraire. Prenons-la pour ce qu’elle est et utilisons-la comme elle se doit : que l’argent qu’elle rapportera serve intégralement à développer vite et fort des alternatives durables aux comportements qu’elle pénalise. Ces nouvelles filières privilégiant les productions à la fois « propres » et proches généreront, elles, de nouveaux emplois… sans qu’il soit besoin de brader le coût de ceux-ci.

Une dernière chose avant de vous laisser. Pour appréhender clairement la réalité de la « pression fiscale » dont on nous bat les oreilles à longueur de discours, je vous invite à prendre connaissance du dernier rapport « Taxation trends in the European Union – Main results » publié par le bureau Eurostat de la Commission européenne. Vous y constaterez notamment que si les charges sociales et la taxation sur le travail en vigueur chez nous sont effectivement parmi les plus élevées de l’Union, le différentiel avec les pays qui constituent nos véritables « concurrents » est faible et que les écarts réellement significatifs portent sur des Etats (essentiellement « de l’Est ») qui, j’ose en tout cas l’espérer, ne constituent pas nos modèles en la matière.

Allez, à la prochaine. Et d’ici là, n’oubliez pas : « Celui qui voit un problème et ne fait rien fait partie du problème. »  – Gandhi