Pour freiner l’étalement urbain : intensifier et varier les usages des bâtiments existants

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La primauté des réflexions urbanistiques devrait porter sur l’examen de nos besoins réels et sur l’intensification des bâtiments existants. Cyril Frayssinet, consultant Mobilité français, auteur d’une nIEWs centrée sur la mobilité publiée en mai 2022, propose ici une analyse d’aménagement du territoire et d’urbanisme qui coïncide avec le positionnement de Canopea en matière de Stop Béton, à savoir : la densification par construction de bâtiments supplémentaires n’est pas une réponse adéquate à l’étalement urbain et aux dérèglements climatiques.

L’étalement urbain est un modèle d’aménagement du territoire devenu omniprésent en l’espace d’un demi-siècle. Il se caractérise par des zones bâties de très faible densité, le plus souvent situées à la périphérie des villes et des villages, le long des chaussées, ou de manière éparpillée, par grappe ou par bâtiments isolés. L’étalement urbain n’est pas la conséquence d’une croissance d’activité ou de population : le phénomène se retrouve également dans les communes en perte d’activité et à démographie en baisse.

L’éparpillement dans les campagnes présente a priori de nombreux intérêts pour les particuliers et pour les acteurs privés. Cependant, à l’échelle de la collectivité, le coût de l’étalement urbain est aussi considérable que négligé. Devant les nombreux problèmes provoqués par les faibles densités, la densification apparaît par opposition comme un modèle vertueux. Ce lieu commun mérite cependant d’être nuancé.

Il faut privilégier une porte de sortie qui valorise le bâti et la mixité des fonctions déjà en place.

Pour améliorer et décarboner la mobilité, il sera nécessaire de favoriser le report modal, de changer le type de motorisation ou d’accroître le taux de remplissage des véhicules. Mais la primauté des efforts devra porter sur la réduction des distances parcourues, grâce à un aménagement du territoire privilégiant la mixité et la densité existantes, plutôt que l’accessibilité routière et la fluidité du trafic automobile.

Aux origines de l’étalement, la voiture

Les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont connu une augmentation exponentielle du parc automobile belge – 8,5 % de croissance annuelle entre 1950 et 1980 – boostée par la croissance économique, les possibilités d’emprunt et par un prix du carburant modique. La voiture permet l’installation des ménages hors de la ville, loin de ses nuisances (promiscuité, bruit, pollution, vétusté, etc.), dans un cadre vanté comme plus proche de la nature, dans un confort immobilier plus moderne, décrété idéal pour les familles.

Toutefois, cet exode des ménages a rapidement soulevé des problèmes de saturation routière. Les lieux de travail, de loisir, de consommation, de santé, etc. se situaient encore en ville. Le réseau viaire apparaissait impropre à écouler le trafic routier ou satisfaire les besoins en stationnement. Dès lors, de grands travaux d’infrastructures ont été menés pour absorber la demande croissante.

Les gains de vitesse permis par ces nouvelles infrastructures ont cependant encouragé l’allongement des distances plutôt que réduit les durées de déplacement. Les infrastructures routières ont alimenté l’étalement urbain, empirant assez rapidement la congestion routière qu’elles étaient censées régler.

L’étalement urbain appelle l’étalement. Les usagers motorisés du périurbain devenant de plus en plus nombreux, les lieux de consommation, d’activité ou de loisirs ont réalisé leur intérêt à quitter les villes pour s’installer au plus près des grands axes de circulation et des échangeurs, afin de proposer à leurs clients et à leurs salariés des facilités de circulation et de stationnement que les centres-villes ne pourront jamais offrir.

Cet étalement est toujours d’actualité. Plus de onze km² sont artificialisés en moyenne tous les ans en Wallonie, l’équivalent d’un terrain de football toutes les cinq heures et demie. Cette artificialisation est portée de manière prépondérante par les fonctions résidentielles et se fait principalement au détriment des terres agricoles.

Des bénéfices évidents, des coûts conséquents

Si les bâtiments qui caractérisent l’étalement urbain (maisons individuelles groupées en quartier résidentiel, parc d’activités économiques, centres commerciaux, etc.) sont autant plébiscités, c’est parce que toutes les parties prenantes apparaissent gagnantes : pour l’agriculteur, il s’agit d’une entrée d’argent bienvenue au moment de prendre sa pension ; pour la commune, la promesse d’avoir de nouveaux habitants avec les recettes fiscales associées ; pour les sociétés de construction,  un chantier « standard » sur une parcelle « vide et sans histoires », des travaux autrement plus faciles à mener qu’une restauration ; pour les clients, la possibilité de devenir propriétaire à un prix moindre qu’en centre-ville, tout en bénéficiant de davantage de surface. La perspective de personnaliser sa future demeure, de résider loin des nuisances, de posséder un jardin et des emplacements de stationnement pour ses véhicules semble ne pouvoir prendre d’autre forme qu’une villa quatre façades pour 80 % des Belges.

Après plus d’un demi-siècle d’étalement urbain, le bilan est loin d’être avantageux. A l’échelle de la collectivité, l’étalement urbain, avec la très faible densité qui lui est associée, génère des systèmes techniques complexes et coûteux à entretenir. Tout ce qui fonctionne en réseau – voirie, transport en commun, éclairage public, distribution d’eau, d’électricité, de gaz, de courrier, de télécommunication, ramassage des déchets, etc. – sollicite beaucoup plus de moyens financiers quand les bénéficiaires sont dispersés. Il s’agit non seulement d’étendre considérablement ces réseaux pour desservir moins de personnes par unité de distance, mais il devient également nécessaire de créer de nouvelles infrastructures pour en assurer le bon fonctionnement. À titre d’exemple, dans une commune périurbaine wallonne telle qu’Esneux (www.esneux.be), les coûts d’installation des réseaux de distribution d’eau et d’épuration sont deux fois plus élevés dans les quartiers peu denses que dans les zones compactes.

Or, le surcoût de réseaux et de services excentrés n’est pas pris en charge par les personnes concernées. Par rapport au coût réel lié à leur localisation, les habitants de quartiers peu denses bénéficient d’un tarif avantageux. Le surcoût est de facto pris en charge par les habitants des zones les plus denses du même périmètre.

Bradage des espaces agricoles

L’étalement urbain est fortement préjudiciable à l’agriculture, compte tenu de l’accaparement de terres agricoles et du « mitage » qui isole de plus en plus les parcelles subsistantes. Les villes s’étant souvent développées dans les zones les plus fertiles, il est d’autant plus regrettable de sacrifier ce qu’il reste comme ceintures maraichères. Ce bradage irréversible des terrains agricoles se poursuit frénétiquement, sans considération pour le secteur agricole ni pour la résilience alimentaire, malgré les perspectives de rendement à la baisse du fait du changement climatique.

Une mobilité au bord du gouffre

L’étalement urbain contribue à augmenter le trafic, en allongeant les distances et en éparpillant les destinations. Or, la mobilité est à la croisée de deux défis : coût énergétique d’une part et dégâts climatiques d’autre part. Les produits pétroliers sont le premier poste de consommation d’énergie en Belgique et le transport routier en est le premier bénéficiaire dans son usage énergétique. Par conséquent, la mobilité est le secteur qui émet le plus de gaz à effet de serre depuis la Belgique.

Si le dérèglement climatique est un danger qui fait de moins en moins débat quant à sa gravité croissante et irrémédiable, le pic pétrolier ne bénéficie pas de la même médiatisation.  Les gisements pétroliers ne se rechargeant pas, la production pétrolière est immanquablement vouée à décliner après l’atteinte d’un pic, entraînant avec elle la baisse graduelle de la consommation. Le pic pétrolier paraît d’autant moins inquiétant du fait de son annonce sans cesse reculée à cause des tentatives du secteur pétrolier de forer via des plateformes off-shore et de prospecter les pétroles non conventionnels. Une contraction de la première source d’énergie belge impliquerait des conséquences désastreuses sur l’ensemble de la société, celle-ci étant basée sur un pétrole bon marché et abondant. Moins le phénomène sera anticipé, moins la société sera résiliente face à cette décrue.

Pour la facture énergétique des particuliers

Dans le périurbain – ou le « périrural » – il n’est souvent pas possible de vivre sans voiture personnelle. Les économies réalisées sur le coût de l’immobilier sont mises à mal par le coût de la mobilité, du fait de besoins plus importants en carburant, mais aussi en quantité de véhicules par ménage. Les dépenses de mobilité, poste significatif mais souvent sous-estimé dans le budget des ménages, y sont accrues et contraintes. Ce poste de dépenses est soumis à des variations de prix susceptibles d’endetter les ménages. Si le prix de la mobilité motorisée augmente, des économies devront se faire sur d’autres dépenses.

Par ailleurs, à surface de plancher, niveau d’isolation et ensoleillement équivalents, une maison quatre façades nécessite plus de chauffage qu’une maison deux façades, qui elle-même en consomme davantage qu’un appartement, étant donné les différences de surfaces déperditives. De plus, les maisons individuelles du périurbain sont souvent plus spacieuses que les logements de centre-ville, ce qui accroît d’autant plus les besoins énergétiques.

Pour la vitalité des centres-villes

L’étalement urbain n’est pas le propre des grandes villes et des métropoles. Même au sein de territoires sans dynamique démographique et économique, l’étalement urbain progresse dans une tentative désespérée et hautement incertaine d’attractivité. Ce phénomène contribue à la mort lente du cœur des villes, quelle que soit leur taille. Pourquoi habiter ou lancer une activité en centre-ville, où le prix du foncier est élevé et où l’accessibilité en voiture est pénible – d’autant que ce mode concerne la très grande majorité des déplacements -, alors même qu’en comparaison le périurbain ne propose que des avantages ?

La déliquescence des centres-villes et des centres de villages sape le maintien d’un mode de vie sobre en matière de mobilité et d’emprise au sol, en même temps qu’elle détruit la singularité et les agréments de lieux partagés depuis des siècles.

La densification comme solution ?

Par comparaison, la densification peut paraître bénéfique : voyons un peu cela en détail. La densification, en tant que processus, provoquerait des effets d’agglomération ou de métropolisation. Selon la théorie urbanistique, les agglomérations denses et surtout les métropoles hébergent des « fonctions économiques supérieures », bénéficiant d’une « proximité favorable aux opportunités et à la création d’écosystèmes productifs et innovants ». Le processus de densification circonscrirait l’emprise au sol et serait vertueux en matière de mobilité, puisque permettant de limiter la distance des déplacements et d’accroître l’efficacité des transports en commun.

Toutefois, au-delà d’une certaine taille, la métropolisation génère des effets contre-productifs. La densité dégrade les aménités. L’emprise au sol de l’urbanisation peut entraîner la promiscuité, la minéralisation, la disparition des îlots de fraîcheur. Par ailleurs, les grandes villes ne fonctionnent pas en autarcie, isolées de leur environnement géographique. Bien au-delà de leur périmètre administratif, elles influent considérablement sur le territoire, le modifient, l’artificialisent, en générant quantité d’entrepôts, de lotissements, d’infrastructures routières, etc.

En matière de mobilité, si la métropolisation permet indiscutablement des déplacements plus courts et encourage les déplacements sur le réseau de transports collectifs par de meilleures correspondances et fréquences, la métropolisation suscite également un trafic considérable de voitures, lesquelles proviennent d’autant plus loin et sont d’autant plus nombreuses que l’agglomération est importante. 

Densifier, pas nécessairement en hauteur

Les bâtiments hauts ne sont paradoxalement pas bénéfiques à la densité.

L’indicateur de densité bâtie permet de comparer objectivement les formes urbaines. On l’obtient en divisant par la surface de la parcelle concernée le produit de l’emprise au sol d’un bâtiment multipliée par son nombre de niveaux.

Ainsi, un grand ensemble de type barre d’immeubles entouré d’un gazon, d’allées carrossables, de voiries et de garages, a une densité bâtie faible (autour de 0,75), certes plus élevée que le modèle quatre façades (0,3 à 0,6), mais moindre que celles des centres de bourgs, composés de bâtiments étroits sur deux à trois niveaux avec jardin allongé (densité bâtie de 1 à 1,5).

A l’autre extrémité du spectre, les formes urbaines les plus denses comprennent les bâtiments collectifs de la fin du XIXe siècle sur six niveaux de type haussmannien), et les immeubles plus récents d’une dizaine d’étages. La densité bâtie varie de 4 à 4,5. À titre de comparaison, la ville médiévale et les cités-jardins ont des ratios autour de 2,5. 

Pour en venir à la question de l’usage

La densité peut également être objectivée à travers l’usage des bâtiments dans le temps : les immeubles à appartements qui se dressent, de plus en plus massifs et hauts, le long du littoral belge, sont composés pour moitié de résidences secondaires, c’est à dire d’appartements vides la quasi-totalité du temps. Les tours de bureaux à proximité des gares sont désertes le soir et la nuit, les week-ends et les jours fériés, et donc inutilisées plus des deux tiers du temps. Par ce lissage des données, le bénéfice des réseaux mis en place (acheminement d’eau, d’électricité, de fibre, d’égouts, etc.) se trouve sensiblement amoindri.

En conclusion, quelle morphologie urbaine encourager ?

De manière générale, il n’est pas nécessaire de densifier des zones déjà très denses, comme le sont les centres historiques des villes, des villages, ainsi que les quartiers ouvriers. La création de nouveaux bâtiments ne devrait être envisagée qu’en cas de faible vacance immobilière du centre-ville et des faubourgs, et sous forme d’extension continue à la ville, cohérente à celle-ci en matière de densité, et de manière à restructurer les quartiers périphériques pour augmenter leur mixité. Vu que la vacance immobilière est endémique en Wallonie dans les tissus urbanisés, la création de bâtiments mérite d’être questionnée.

Il faudrait privilégier une densité beaucoup plus contrastée et, à cette fin, renoncer au modèle qui consiste à décroître au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre-ville. Les lieux à très faible densité devraient rester l’exclusivité des activités logistiques, industrielles et, bien entendu, agricoles. Les fortes densités font sens à l’intérieur des lieux urbanisés, particulièrement à proximité des gares ; en ce sens, les parkings-relais de centre-ville ne sont clairement pas la meilleure option urbanistique : il y a tellement d’usages plus intéressants à ces endroits.

Compte tenu de la ceinture de lotissements qui bardent la plupart des villes et des villages, ces zones de construction récente sont appelées, soit à être densifiées, soit, en poussant le raisonnement dans le sens opposé, à être reconverties, voire déconstruites. À l’instar des friches industrielles, la réversibilité des zones étalées les moins dynamiques devra être posée, notamment en présence de forte vacance résidentielle ou commerciale, ce dernier phénomène ne touchant pas uniquement les centres-villes, mais également de nombreuses périphéries en dépérissement.

Soutenir la mixité existante

Les enjeux urbanistiques liés à la ressource « sol »ne concernent pas tant la position idéale d’un curseur entre densification et étalement urbain, mais portent davantage sur la mixité des fonctions et l’intensification de leur usage dans le temps.

Les modèles urbanistiques qui parcellent les paysages sont le plus souvent monofonctionnels : blocs d’immeubles d’appartements ou lotissements de maisons pour l’habitat, zones commerciales et zonings pour la vente au détail et l’industrie, tours de verre ou parcs d’activités pour le secteur tertiaire. Ce caractère dispersé des différentes fonctions est responsable du niveau élevé de mobilité et de la dépendance à la voiture.

En ce sens, entendre résoudre ces problèmes avec des éco-quartiers, des tiny-houses, des retails-parks et autres éco-zonings requiert une prudence particulière, d’autant que poursuivre l’entièreté de la frénésie de la construction actuelle avec des matériaux bio-sourcés apparaît comme contre-productive face à la nécessité de freiner l’urbanisation, et irréalisable pour des raisons de disponibilité des ressources. La primauté des réflexions urbanistiques devrait porter sur l’examen des besoins réels et sur l’intensification des bâtiments existants. Un exemple type concerne les locaux d’une école, lesquels pourraient accueillir en soirée comme en fin de semaine des associations, solution autrement plus sobre et efficiente que la construction d’un nouveau bâtiment dédié, même éco-construit.

Si les villes ont fonctionné de manière efficace pendant des siècles, et sans pétrole, c’est en proposant de nombreux usages à des endroits très proches les uns des autres. Une telle configuration est la plus efficiente en matière de mobilité : elle permet de se passer quotidiennement de la voiture, la réservant à des trajets occasionnels avec des véhicules partagés.

Puisque les maisons quatre façades répondent à des aspirations légitimes de vivre « près de la nature », il convient d’offrir aux urbains, y compris ceux des cœurs de villages, des espaces de plein air privés (balcons, terrasses, jardins, cours) et des zones d’agrément de qualité, comme des parcs, des promenades et des places. Autant d’aménagements peu favorables aux fortes densités.

En savoir plus

Cyril Frayssinet est ingénieur dans le domaine de la mobilité. « L’impasse et la vulnérabilité dans lequel ce secteur évolue – malgré les moyens colossaux continuellement engagés – m’ont poussé à m’intéresser davantage aux sources du problème, à savoir l’aménagement du territoire et l’urbanisme. »

Pour aller plus loin

Titre initial de l’article : « Le tribut collectif de l’étalement urbain » 

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