Pourquoi marcher ?

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C’est vrai, pourquoi marcher, quand on est si bien, calé dans son canapé ? Pourquoi marcher quand la voiture vous emmène partout, à 500 m ou à 150 Km, de seuil à seuil ? Dans son avis sur le projet de Schéma de Développement du Territoire (SDT), IEW a fait de la marche à pied le premier de ses principes pour contrer l’artificialisation du territoire. Parce que la marche est salutaire, à bien des égards, notamment en aménagement du territoire.

D’abord un bref rappel sur le contexte de notre avis. L’enquête publique sur le projet de SDT, qui s’est clôturée le 5 décembre 2018, nous a donné l’occasion de réunir nos associations de défense de l’environnement pour rédiger cet avis ; le parti-pris de mettre fin à l’artificialisation des sols, évoqué à maintes reprises dans le projet de Schéma, leur est apparu comme prioritaire et à soutenir. Le gouvernement wallon s’étant engagé à adopter définitivement le SDT avant la fin de la législature, les associations l’ont fermement encouragé à exécuter sa promesse.

Conscientes de ce que la plupart des éléments du projet de SDT sont déjà le résultat d’équilibrages politiques, les associations d’IEW ont invité le gouvernement à en intensifier les aspects prospectifs, en visant la cohérence entre le développement économique, la parcimonie et le patrimoine – tant naturel que bâti. Cette cohérence est LA condition pour que, même avant 2050, notre région puisse se prévaloir d’une meilleure qualité de vie et d’une cohésion sociale accrue, en préservant la ressource « sol ».

Pour contrer l’éparpillement de l’urbanisation, IEW a détaillé dans son avis des mesures positives. Huit balises ont servi de référence pour construire les mesures de mise en œuvre et les indicateurs de suivi listés dans notre avis de Fédération sur le projet de SDT.

Les 8 balises du « Stop Béton ! »

  1. l’accessibilité piétonne et en transports en commun
  2. l’accessibilité aux cyclistes et aux PMR
  3. l’échelle humaine
  4. le paysage bâti et non bâti
  5. le remploi des matériaux et la restauration des bâtiments
  6. les aménités existantes
  7. les activités économiques existantes
  8. la végétation et les espaces verts en place – les continuités entre espaces naturels

Comme David contre Goliath, ces huit balises ne manquent pas d’ambition. Elles prétendent pouvoir prendre à revers deux tendances majeures observables actuellement en matière d’immobilier : le mitage des campagnes par la construction en zones non urbanisées, d’une part, et le remplissage effréné des îlots déjà urbanisés, d’autre part. Deux tendances qui laissent fortement à désirer sur le plan de la mixité sociale, architecturale, économique et paysagère.

Ces huit balises prennent au sérieux les motivations des candidats à la résidence en urbanisation dispersée :

  • vues vertes
  • proximité d’un village plein de charme
  • mettre ses enfants au bon air
  • disposer d’énormément de surface privée
  • rentrer chez soi sans chercher une place de parking
  • ne pas avoir de voisins trop proches
  • faire construire du neuf à son goût plutôt que réutiliser du bâti de seconde main
  • habiter une commune qui ne prélève pas trop d’impôt

Et elles s’en saisissent pour démontrer qu’il y a moyen d’atteindre une qualité de vie en réutilisant le bâti existant, sans convertir davantage de prés ou de pâtures en terrains pour quatre-façades.

Si la Wallonie veut réellement atteindre ses objectifs de freinage de l’étalement urbain et d’amélioration du cadre de vie, ce n’est pas seulement le SDT – que le CoDT limite d’ailleurs à un rôle indicatif – qui devra viser le « Stop Béton ! » Ces huit balises devraient donc en réalité être utilisées pour examiner tout projet d’urbanisation. C’est en effet chaque projet soumis à l’appréciation des communes qui pourra contribuer de manière efficiente au freinage de l’artificialisation des terres.

Voilà pourquoi la rubrique « Territoire » du site d’IEW explicitera ces huit balises dans une série de nIEWs à venir.

Vous trouvez que ces huit balises évitent de définir un gabarit précis plutôt qu’un autre, un aspect idéal, une gamme de couleurs, une quantité ou une densité ? Bien vu, cette latitude de formalisation est voulue !

En urbanisme et en aménagement du territoire, il est parfois vain et souvent présomptueux d’assigner à telle ou telle forme, telle mesure de grandeur, tel rapport de densité, des effets prévisibles sur le comportement humain.

Par contre, l’aménagement du territoire et l’urbanisme de demain trouveront dans ces balises de quoi faire vivre un quartier sans faire fuir ses habitants. Ce qui évitera de bétonner plus avant le territoire. Il est grand temps que le modèle « au vert et sans voisins » se trouve un exutoire correspondant aux exigences liées au climat et à la raréfaction des ressources.

Le monde immobilier connaît des réorientations récentes vers la construction de gros immeubles à appartements, où l’on peut percevoir un souci de valoriser des terrains par des projets qui ressemblent à des quatre-façades géantes entourées de voies carrossables. L’éparpillement  a encore de très beaux jours devant lui, précisément à cause de ce type de projets coûteux et gonflés aux hormones qui veulent s’imposer sur la moindre dent creuse en milieu urbanisé sous prétexte de densification (elle a bon dos, la densification…) et poussent les plus fortunés à opter pour un exode dans les riantes campagnes.

Les professionnels de la construction, loin de se résoudre au pessimisme qui voudrait voir dans le « Stop béton ! » la fin d’une filière, se retroussent les manches face au marché de la rénovation. Ils se mettent à la recherche de talents aptes à relever les défis techniques de la restauration, de l’amélioration énergétique et de la reconfiguration de vastes logements unifamiliaux en unités distinctes. La vogue du « Tiny Housing » et la réalité sociologique des ménages éclatés sont passés par là.

Cependant, il ne suffira pas du savoir-faire d’une main-d’œuvre qualifiée pour s’attaquer à la dispersion de l’habitat et des services dans notre région. Il va falloir opérer un revirement complet des mentalités pour envisager à nouveau les quartiers existants comme des lieux où il fait bon vivre et travailler. La démarche ne sera pas spécialement coûteuse en moyens financiers, elle sera surtout difficile à assumer par une génération qui a fait de « la petite maison dans la prairie » et du « beau zoning au milieu des champs » ses seuls idéaux urbanistiques.

C’est pourquoi, au lieu de se cantonner à lister «ce qui a fait mourir nos quartiers » ou de fixer dans l’absolu la hauteur de toit idéale, les Décodages sur le terrain organisés par IEW cernent « ce qui fait vivre un quartier ». Les Décodages ont pour objectif de familiariser par un déroulé dans le temps et dans l’espace, un groupe de participants, dans un lieu habité de Wallonie ou d’ailleurs. Chacun prend le temps d’explorer la complexité de l’enchevêtrement des éléments qui sont utiles et agréables dans nos quartiers existants et en discute avec les autres participants, pour trouver des réponses à la question « Qu’est-ce qui fait vivre un quartier ? »

Comme le trajet de nos Décodages de terrain se déroule à pied, la première des huit balises, l’accessibilité piétonne et en transports en commun, est extrêmement prégnante dans les conversations.

Mais comment peut-on stopper le béton avec de la marche et des transports en commun ?

On commence par un long bout de tissu

Conservée en France, à Bayeux, la tapisserie dite de Bayeux qui figure en illustration de cette nIEWs est une œuvre datée du XIe siècle. Neuf pièces d’une hauteur de cinquante centimètres forment une bande longue de près de septante mètres. C’est une broderie où le fond de lin écru apparaît largement et sert de cadre continu à des actions successives, racontées en images et en brèves descriptions. Elle illustre les prémices de la Bataille de Hastings et la bataille elle-même, en 1066. Une véritable bande dessinée brodée qui, comme toute bonne bande dessinée, cache dans ses recoins autant de révélations que dans les scènes principales.

Bien qu’on puisse l’admirer sous toutes les coutures dans de nombreux livres d’histoire de l’art médiéval et sur des myriades d’images en ligne, la tapisserie de Bayeux ne peut vraiment se découvrir qu’en MARCHANT près d’elle. Le déplacement permet de la regarder et de l’apprécier de manière subjective, en s’attardant là où on en a envie, d’accélérer sur les images trop vues puis de revenir sur le déjà-vu pour le revoir et le comprendre autrement. Surtout, la marche fait apprécier l’étendue de l’œuvre, tout en permettant un zoom simultané. Sur internet ou dans un livre, il faut toujours choisir entre macro et micro.

De même, pour apprécier notre territoire, nous rapprocher de lui et le comprendre, la marche offre un point de vue imprenable qui laisse se développer la vision marco et la vision micro en même temps, ainsi que toutes les échelles intermédiaires. En marchant, on prend conscience des distances et des configurations, on expérimente au sens propre un lieu ou une chose. Circuler à pied donne une connaissance intime des enjeux qui se nouent et de la complexité du réel. Si le développement du territoire doit se faire avec les citoyens, comme le prescrit le CoDT dans ses principes introductifs, alors les citoyens doivent être en capacité de circuler à pied sur le territoire. Notre association « Tous à pied » en a fait son cheval de bataille.

Voyez comme l’homme occupe l’espace et interdit aux autres d’exister

En tant que piéton, faites le test, vous verrez comment on appréhende différemment l’emprise des bâtiments et les obstacles des aménagements routiers. La phrase « Voyez comme l’homme occupe l’espace et interdit aux autres d’exister » résume l’impression des marcheurs obligés de faire des détours pour atteindre leur but. Alors que les promoteurs de ces structures ont cru bon de marquer le paysage, ils ne suscitent guère d’admiration. L’agacement est plutôt de mise. Quand le trajet expose aux dangers de la circulation routière, ce n’est plus de l’agacement, c’est de la rage. Une rage que devraient prendre en compte les concepteurs qui privilégient l’accessibilité voiture à l’accessibilité piétonne.

Tout automobiliste est aussi un piéton, ne serait-ce que pour quelques minutes. Voir des passagers de bus obligés de se faufiler entre des véhicules en stationnement pour regagner un trottoir ne devrait plus être un spectacle quotidien mais exceptionnel. Les gares et les points d’arrêt non gardés de la région sont aujourd’hui très souvent garnis de parkings – un moyen pour la SNCB de rentabiliser ses terrains ? – alors que les accès piétons jusqu’aux quais sont compliqués et interrompus par le trafic des voitures ou par une gare fermée. Se faire klaxonner parce qu’on attend seule à un arrêt de bus est monnaie courante pour bien des femmes. Ce n’est pas de cette manière que l’on encouragera l’usage des transports en commun et de la marche.

Dès lors, il ne paraît pas déraisonnable de recommander, comme première balise d’un bon aménagement des lieux, de se préoccuper de l’accessibilité piétonne et en transports en commun, en combinant les deux approches.

Cela implique, d’abord, de vérifier que le site d’implantation pressenti pour un projet est effectivement desservi par les transports en communs de manière fréquente, et au départ de localités variées sur le territoire. Combien d’implantations – notamment pour des services hautement pourvoyeurs d’emplois et très visités par le public, comme les mutuelles ou les hôpitaux – se relocalisent-elles le long d’une route où le bus ne passe que deux fois par jour, mais prétendent pourtant, à travers leur étude d’incidences sur l’environnement, être accessibles en transports en commun ? Combien de lieux touristiques mettent à disposition de leurs visiteurs un plan d’accessibilité détaillant la fréquence des trains et des lignes d’autobus ? Combien compensent les failles du service public en offrant une navette vers la gare la plus proche, pour éviter aux vacanciers de devoir s’encombrer de leur voiture ?

Ont-ils même vérifié, ces services et ces lieux touristiques, quelle était leur accessibilité en transports en commun et si leurs abords permettaient aux piétons d’avoir la préséance ? Ce serait un bon début… voire même l’occasion de revoir sa copie et de choisir une localisation plus adéquate en fonction des modes actifs.

Dehors !

Marcher est un plaisir gratuit. Pour des raisons de santé, la marche est hautement recommandée. Mais elle devrait faire partie des réflexes ordinaires, plutôt qu’être reléguée au rang de loisir sportif, à pratiquer en terrain spécialisé. C’est l’ensemble de notre territoire qui devrait favoriser la marche.

Comment ? En supprimant les obstacles formés par les infrastructures routières, en adoucissant les traversées d’agglomération, comme l’effort consenti par Marche-en-Famenne avec son boulevard urbain, que l’on vient visiter de très loin. En prévoyant pour les piétons des itinéraires multiples et directs, sécurisés, avec de vrais trottoirs dégagés des voitures.

A plusieurs reprises, IEW a formé les citoyens à l’exercice des cartes sensibles. Ce type d’exploration, centré sur les perceptions, permet de formaliser par le dessin les réalités rencontrées sur un parcours. Que ce soit à Charleroi, à Liège, à Tournai, à La Louvière, ou encore à Enghien, les participants étaient particulièrement expressifs quand il s’agissait de commenter leur situation de piétons. L’immersion en extérieur, sans la protection de la voiture, leur permettait de se sentir concernés au premier chef et de proposer de réelles améliorations de l’espace public. Nous avons aussi découvert des sentiers piétons improvisés à travers des friches, des parcs ou des chantiers : l’urbanisme spontané cher à Jan Gehl.

Pour que la marche et les transports en commun soient davantage utilisés au quotidien et que le cadre de vie s’améliore, des citoyens du Hainaut se réapproprient leur territoire de proximité en complétant des cartes participatives disponibles en accès public sur Internet (Open Street Map). Dans Le Soir du 25 mars 2019, Caroline Dunski expliquait comment ils sillonnent à pied les rues d’un quartier existant et reportent sur carte des données qui n’apparaissent pas sur les plans conventionnels : particularités géographiques, patrimoniales, heures d’ouverture des commerces, services disponibles. Le projet s’appelle « CoopCarto », il est animé par le GAL des Plaines de l’Escaut et par Gatien Bataille, coordinateur du CRIE Mouscron.

Pourquoi marcher ?

Pour conclure, je ne peux que vous recommander de tenter l’aventure et d’effectuer à pied un trajet court (moins de 5 Km) que vous faites d’ordinaire en voiture. En deuxième étape, ça se corse, essayez de prendre le bus pour un trajet au hasard dans une de nos grandes villes – attention à préparer vos 2,50 euros pour le trajet, et autant pour le retour ! En troisième étape, munissez-vous d’un rail pass et prenez le train dans la gare ou le point d’arrêt le plus près de chez vous, pour rejoindre un endroit que vous avez envie de visiter (choisissez-le à l’intérieur des frontières nationales, sinon le rail pass n’est pas valable). Tout cela vous semble idiot ou compliqué ? Dites-vous alors que, pour beaucoup d’entre nous, ces trajets sont la norme.

Comment se fait-il que les décisions d’aménagement du territoire liées aux piétons et aux dessertes de transport en commun soient le pré carré d’experts qui ne se déplacent pratiquement jamais ainsi pour leurs trajets professionnels ?

Pourquoi marcher ? Pour prendre de meilleures décisions, notamment politiques. La marche stimule la réflexion et la créativité. Ce ne sont pas les ministres Alda Gréoli et Jean-Luc Crucke, fervents marcheurs, qui me contrediront. L’accessibilité piétonne et aux transports en commun doit être prioritaire dans les projets d’aménagement. A cette fin, il faut ouvrir la discussion à ceux qui pratiquent ces moyens de déplacement. Et les écouter vraiment.

En savoir plus

  • La Tapisserie de Bayeux : https://www.bayeuxmuseum.com/la-tapisserie-de-bayeux/ 
  • Une rencontre des partenaires de « CoopCarto » aura lieu du 23 au 26 avril à Aubechies. Pourquoi ne pas aller y jeter un œil, pour appliquer les méthodes chez vous ?
  • Michel Serres, philosophe français, a beaucoup écrit sur la marche, notamment cette belle phrase : « Marcher, c’est écrire avec les pieds »
  • Un dossier sur les vertus réparatrices et contemplatives de la marche, a été publié dans Le vif du 26 juillet 2018, par Marie-Cécile ROYEN : «Marcher comme on respire », p. 36-51, avec des témoignages de Bouli Lanners, Mélanie de Biasio, Eric Domb, Paul-Emile Mottard et le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw, entre autres.