Prélèvement kilométrique à Bruxelles : l’art du shaker

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Le projet de réforme de la fiscalité automobile à Bruxelles a fait couler beaucoup d’encre ces deux dernières semaines. Certaines personnes et institutions ont exprimé tout le mal qu’elles pensaient de ce projet, d’autres ont manifesté leur profond soutien à la réforme envisagée. L’analyse qui suit, en demi-teinte, s’intéresse à des aspects du projet qui demeurent, nous semble-t-il, trop peu débattus.

Durant des décennies, les politiques de mobilité se sont concentrées sur la gestion des flux de trafic, avec pour but principal de limiter la congestion. Aujourd’hui, les limites de cette approche apparaissent clairement. D’une part, l’accroissement continu du parc automobile complique fortement les tentatives de limiter cette congestion1. D’autre part, les incidences indésirables des transports ne se limitent pas à elle seule : consommation d’énergie, émissions de CO2, émissions de polluants atmosphériques, bruit, insécurité routière, manque de convivialité de l’espace public, …

La Région de Bruxelles-Capitale s’est engagée résolument dans une politique de mobilité visant à répondre à l’ensemble de ces incidences, mobilisant à cette fin des outils relevant de deux grandes catégories. D’une part la programmation d’investissements publics dans les infrastructures de transport en commun et dans les pistes cyclables. D’autre part l’adoption de réglementations relatives à l’utilisation de l’espace public (piétonnier, zone de basse émission, limitations de vitesse). Aujourd’hui, elle entend utiliser un troisième levier : celui de la fiscalité. L’intention est louable et nécessaire, mais il s’agit d’un levier sensible s’il n’est finement dosé. La proposition actuellement sur la table ne nous semble pas répondre à cette exigence.

Sous la législature précédente, un travail d’analyse avait été confié par le Ministre du budget (G. Vanhengel, VLD) à une Taskforce « verdissement de la fiscalité automobile » Cette taskforce proposait, dans un premier temps, de supprimer la taxe de mise en circulation (TMC) pour l’intégrer à la taxe de circulation annuelle (TC) et de revoir le calcul de celle-ci, notamment en supprimant la dégressivité de la taxe en fonction de l’âge de la voiture. L’effet probable aurait été d’encourager le marché du véhicule neuf. Ce qui, environnementalement parlant, n’est pas nécessairement une bonne chose – ni socialement parlant, du reste. La Taskforce proposait, dans un second temps, de supprimer la TC réformée au profit d’un prélèvement kilométrique. Ce programme en deux étapes ressemblait fortement (jusque dans l’argumentaire) au plaidoyer de l’industrie automobile pour la suppression de la TMC2.

Aujourd’hui, le gouvernement bruxellois entend donc passer directement à la deuxième étape.

Tout en saluant son enthousiasme à aller de l’avant, nous préconisons une approche « mieux dosée », plus à même de garantir les résultats souhaités.

Pour limiter les incidences négatives des transports, différents outils fiscaux devraient être mobilisés, chacun au service d’un objectif précis. A l’objectif de réorienter les achats vers des véhicules à faible impact environnemental correspond l’outil TMC (ayant fait ses preuves aux Pays-Bas, au Danemark, au Portugal, …3). A celui de limiter le trafic en centre urbain correspond l’outil péage urbain (ayant fait ses preuves à Londres, Milan, Stockholm, …). A celui de limiter le nombre de kilomètres roulés correspondent potentiellement deux outils : les taxes sur les carburants et le prélèvement kilométrique (n’ayant, ni l’un ni l’autre, réellement fait la preuve de leur efficacité à long terme à ce jour4).

L’impression laissée par la réforme bruxelloise est celle d’un shaker dans lequel tous les éléments susmentionnés auraient été mélangés, à des doses mal équilibrées, offrant un résultat fade, manquant de caractère. Le sous-dosage flagrant de l’ingrédient TMC est au cœur de ce résultat décevant. S’il y a un défi crucial dans le secteur des transports aujourd’hui, c’est bien celui de la dérive (pilotée par les constructeurs pour des raisons de profitabilité) du marché automobile vers des véhicules toujours plus lourds, puissants et agressifs. Soit des véhicules plus néfastes à l’environnement, à la santé humaine et à la sécurité routière – et ce quelle que soit leur motorisation. Ces effets négatifs sont particulièrement marqués en milieu urbain qui ne réclame définitivement aucune des caractéristiques dont sont affublés les véhicules promus par l’industrie. Ce défi, seule une TMC réformée peut le relever. Une étude approfondie des pratiques fiscales dans l’ensemble des Etats membres européens révèle en effet que la TMC constitue l’outil le plus efficace dont disposent les pouvoirs publics pour orienter les comportements d’achat vers des véhicules plus modestes, à plus faible impact environnemental.

La Wallonie l’a compris et s’attèle à réformer sa fiscalité en ce sens.

La FEBIAC, dont l’influence dans la Taskforce n’était modérée par aucun acteur issu de la mouvance environnementale, est probablement à la source de ce mauvais dosage, elle qui plaide depuis de nombreuses années pour… la suppression de cet outil. Autrefois en proposant d’intégrer la TMC à la taxe de circulation annuelle (TC)5 ; puis en suggérant de la remplacer par une vignette6 ; enfin en réclamant la suppression de la TMC et de la TC au profit d’un prélèvement kilométrique7.

Il serait dommage que la RBC diffuse la recette d’un cocktail peu alléchant et aux effets secondaires potentiellement dévastateurs. La suppression de la TMC à Bruxelles8 risque en effet d’entraîner des mesures analogues dans les deux autres Région du pays pour éviter une fuite des immatriculations vers la capitale. Ce seraient alors les trois Régions du pays qui se verraient privées d’un outil essentiel (pour peu qu’on l’utilise à cette fin) – et le seul outil en vérité – dont disposent les pouvoirs publics pour « faire contrepoids » à la force de frappe de l’industrie en termes de promotion de ses produits. Promotion centrée sur les véhicules présentant les meilleures marges bénéficiaires9 qui sont aussi, hélas, les plus lourds, puissant, volumineux, … et donc ceux dont les incidences environnementales et sociales sont les plus élevées.


  1. Voir notre analyse relative à la croissance du parc
  2. Comme on pourra s’en rendre compte à la lecture du rapport de la Taskforce
  3. Voir le benchmarking réalisé par IEW
  4. Voir notamment aux pages 36 à 40 de l’analyse critique réalisée par IEW et les enseignements de l’application d’un prélèvement kilométrique aux camions en Suisse
  5. Voir Febiac Info janvier 2007, page 21
  6. Voir Memorandum Febiac 2014, page 15
  7. Voir Rapport annuel Febiac 2018, page 34
  8. Même s’il est question de maintenir la TMC pour les véhicules de plus de 10 chevaux fiscaux, soit environ 10% du parc automobile
  9. Voir cette analyse de Pierre Ozer, chargé de recherche à l’ULiège