« Prix du sillon » ou quand le diable se cache dans les détails… (épisode 1)

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Après le cercle vertueux des lignes de desserte locale et la présentation des contrats d’axe, nous continuons notre analyse des pistes d’amélioration du sort de ces lignes dites « petites », mais dont la destinée pourrait être grande. Au menu de nos deux prochaines nIEWs : la redevance d’utilisation perçue par Infrabel et ce fameux « prix du sillon » dont on se demande s’il ne pourrait pas ménager davantage la SNCB.

« Sillon », vous avez dit « sillon » ? Malgré le titre de cet article, n’y voyez aucun lien avec le mouvement intellectuel catholique du XIXe siècle du même nom. Nous nous limiterons pour l’heure au domaine ferroviaire. De quoi s’agit-il au juste? Le sillon est en somme un espace-temps ouvert à la circulation d’un train sur le réseau ferroviaire. Un peu comme un tour de manège auquel vous auriez droit après avoir inséré votre petite pièce dans la machine, le sillon est en fait une « autorisation de circuler sur une voie définie d’un réseau ferroviaire, à une période donnée et avec un train spécifique (en tenant compte de sa longueur, de son poids, de son profil et de sa vitesse) »[[CFF Infrastructure, « Le système du prix du sillon », mars 2014.]]. Un manège un brin sophistiqué, donc, où vous paieriez différemment selon le choix de votre cheval, le moment où vous le monterez, et le trajet que vous effectuerez.

C’est donc bien vous, l’utilisateur du manège, qui paierez votre dû au gestionnaire de celui-ci, tout comme la SNCB[[Ou un autre opérateur dans le domaine du transport de marchandises.]], l’opérateur de transport, paie sa « redevance d’utilisation » à Infrabel, gestionnaire de l’infrastructure, devant à la fois lui assurer des caractéristiques fonctionnelles de qualité par rapport aux besoins et organiser au mieux la circulation ferroviaire demandée par l’ensemble des utilisateurs. La SNCB, ensuite, facture bien entendu ce coût aux voyageurs via le prix des billets.

Mais que perçoit, justement, Infrabel, pour les services qu’elle rend ?

Les revenus d’Infrabel, un subtil équilibre

Les revenus d’Infrabel sont grosso modo constitués de deux grands postes, qui doivent assurer un équilibre financier au gestionnaire d’infrastructure. Ces deux postes sont : 1) la redevance d’utilisation, que nous allons largement développer ci-dessous, 2) les dotations reçues de l’Etat.

Commençons rapidement par les dotations. Celles-ci sont soit destinées à couvrir les frais d’exploitation (en complément des redevances), bref le fonctionnement et l’entretien courant de notre manège, soit destinées à financer les investissements lourds (renouvellement de l’infrastructure, investissements en matière de sécurité sur le réseau, extensions de capacité, etc.).

Nous n’allons pas détailler ici davantage ces dotations, mais seulement rappeler que, d’une part, la dotation d’exploitation est définie dans le Contrat de gestion qui lie l’Etat belge à Infrabel, contrat qui sera bientôt revu, en 2015 normalement. D’autre part, la dotation d’investissement passe par une planification de long terme, le Plan pluriannuel d’investissement (actuellement défini pour la période 2013-2025), plan désormais « coulissant », et devrait être révisé une première fois en 2016.

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Une contrainte budgétaire forte

Le budget d’Infrabel est soumis à quelques contraintes, dont la seconde est particulièrement forte :

 L’équilibre financier, c’est-à-dire un budget qui, sur une période de 5 ans, ne doit être ni en bénéfice ni en déficit ;

 La limitation de la dotation d’exploitation de l’Etat à 50% de l’ensemble des recettes d’Infrabel. Dans le cas contraire, la dette d’Infrabel (héritée principalement de la SNCB-Holding) serait intégrée (« consolidée ») aux comptes de l’Etat et viendrait aggraver la dette de celui-ci.

Récapitulons. Le budget d’Infrabel doit donc tenir en équilibre sur base de ses deux sources de revenus (redevances d’utilisation et dotation d’exploitation de l’Etat). « En fonction de la dotation de l’Etat, le gestionnaire de l’infrastructure doit couvrir une plus ou moins grande partie des coûts via la redevance d’utilisation. (…) Plus la dotation de l’Etat pour le gestionnaire de l’infrastructure est élevée, plus la redevance d’utilisation est basse »[[BILLIAU Ann, Redevance d’utilisation, présentation Infrabel, 5 juin 2014.]]. A l’image d’une balançoire, pour rester dans la métaphore du jeu d’enfants, les deux postes se répondent : quand l’un monte, l’autre descend.

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Comme la dotation de l’Etat ne peut excéder 50% de l’ensemble des revenus d’Infrabel, la question est de savoir quelle marge de manœuvre existe pour éventuellement baisser le volume global de la redevance d’utilisation (et alléger le coût pour la SNCB)… tout en sachant que la baisse de ce revenu pour Infrabel devrait être compensée par une augmentation de la dotation étatique !

Actuellement, en Belgique, 49% des coûts d’Infrabel seraient, selon le gestionnaire d’infrastructure, déjà couverts par la dotation de l’Etat fédéral[[La part relative de la dotation aurait donc augmenté puisqu’en 2010, la part de la redevance d’utilisation était de 67%, contre 33% de susides, selon une présentation d’Ann Billiau au B-Mobility Day (8 juin 2010).]]. Autant dire que les possibilités d’augmentation de la part de la dotation de l’Etat (obligatoire en cas de diminution de la part des redevances pour maintenir l’équilibre financier) seraient très limitées…

Mais avant d’investiguer plus avant ces possibilités dans une prochaine nIEWS, voyons comment, actuellement, est structurée cette fameuse redevance d’utilisation, dont l’objectif est, rappelons-le, de couvrir les coûts d’exploitation du gestionnaire d’infrastructure.

La composition de la redevance d’utilisation

Prenons quelques exemples[[Ces exemples ont été présentés par Ann Billiau, Directeur général TM&S chez Infrabel, dans une présentation sur la redevance d’utilisation en date du 5 juin 2014.]] :

 Un train IC effectuant la liaison Knokke – Tongres coûtera à la SNCB 1.498,51€ pour une distance de 225,58 trains-km, soit 6,64€/trkm.

 Un train L partant de Braine-le-Comte pour rejoindre Mons, quant à lui, coûtera 163,19€ pour 30,07 trains-km, soit 5,32€/trkm.

 Un train de marchandises circulant de Montzen à Berendrecht (Anvers) sera facturé 361,33€ pour une distance de 158,74 trains-km, soit 2,28€/trkm.

En Belgique, le prix moyen du sillon voyageur s’élève à 6,64€/trkm, celui du fret à 1,82€/trkm, et celui du transport à grande vitesse (ex : Thalys) à 11,23€/trkm[[BILLIAU Ann, Redevance d’utilisation, présentation Infrabel, 5 juin 2014. Ces données sont des ordres de grandeur qui peuvent être arrondis à 7€/trkm (TV), 2€/trkm (TM) et 11€/trkm (Thalys).]].

Mais comment est calculée la redevance d’utilisation ? Quels éléments sont pris en compte dans ce calcul ?
Fixée par la loi[Loi du 30 août 2013 portant le Code ferroviaire.]] et publiée dans le Document de référence du réseau (DRR)[[Document publié à l’attention des différents opérateurs du réseau, par les gestionnaires de chaque infrastructure ferroviaire. Ce document est accessible sur [le site d’Infrabel. Voir en particulier les annexes 4 et 5.]], la redevance d’utilisation est structurée en quatre parties[[BILLIAU Ann, Redevance d’utilisation, présentation Infrabel, 5 juin 2014. Les lettres correspondent au code utilisé traditionnellement par le groupe SNCB (dans les deux langues).]] :

 La redevance sillon-ligne (TR-L/RS-L) pour l’accès aux lignes et l’utilisation des lignes ;

 La redevance sillon-installation (TR-I/RS-I) pour l’accès et l’utilisation des voies à quai et certaines voies de départ et d’arrivée ;

 La redevance opérations de manœuvre (RR/RM) pour l’accès et l’utilisation des installations pour les opérations de manœuvre, la formation des trains, l’évitement ou le garage du matériel roulant ;

 Les coûts administratifs (AK/FA) pour le traitement des demandes et des études de capacité, pour l’attribution des capacités.

Si les coûts administratifs sont fixes (de l’ordre de 63€ par demande[[http://www.infrabel.be/sites/default/files/documents/drr_f-04-red_prix-unit_train_prix_2015.pdf ]] ), la répartition des coûts entre les trois autres parties de la redevance d’utilisation varient selon différents paramètres présentés plus loin, et selon qu’il s’agisse de transport de voyageurs ou de marchandises (voir figure ci-dessous, données 2012[[BILLIAU Ann, Redevance d’utilisation, présentation Infrabel, 5 juin 2014. ]] ).

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L’ensemble des redevances perçues sur le réseau belge (fret et TGV inclus) s’élève à 680 millions € par an[[BILLIAU Ann, Redevance d’utilisation, présentation Infrabel, 5 juin 2014. ]] . Notons en passant que le transport de marchandises ne finance que 10% environ de l’ensemble des redevances d’utilisation perçues par Infrabel, les 90% restants étant payés par des trains « voyageurs », essentiellement mis en ligne par la SNCB (restent les services internationaux exploités actuellement par trois sociétés différentes). La redevance est pourtant bien plus attractive pour le fret !

Les différents paramètres et le calcul de la redevance sillon-ligne

Différents paramètres entrent en jeu lorsqu’il s’agit de calculer le prix des redevances. Pour le sillon-ligne, sont ainsi pris en compte les éléments suivants :

 La période, distinguant notamment les heures de pointe

 La longueur du sillon

 La priorité dans le trafic

 Le poids du train

 L’importance opérationnelle de la ligne

 L’équipement technique de la ligne

 La vitesse de référence de la ligne (= vitesse maximale autorisée)

 L’écart relatif entre vitesse commerciale et vitesse standard sur le réseau (souvent de 60 km/h sur le réseau conventionnel et 300km/h sur le réseau LGV)

Sont inclus dans la redevance d’utilisation : les coûts relatifs au personnel du traffic control (signalisation, régulation, etc.) ainsi que l’utilisation des embranchements et aiguillages. Mais n’y sont pas inclus : l’énergie de traction, les installations maritimes et les raccordements (pour le fret). Ces éléments sont facturés à part au client ou pris en charge par Infrabel[[Ce serait le cas pour une partie du raccordement industriel, qui incomberait à Infrabel, dans la mesure où l’entreprise raccordée s’engage à faire rouler minimum 250 wagons par an. Voir le site d’Infrabel pour connaître les différents produits fournis par Infrabel, certains étant facturés via la redevance d’utilisation (« Your Moves », « Your Shunts »), d’autres par facturation séparée.]].

Comment concrètement est donc calculée la redevance sillon-ligne ?

Si vous m’avez suivie jusqu’ici, il est temps d’attacher vos ceintures, car notre manège se transforme en véritable montagne russe… Accrochez-vous, tout ira bien !

La redevance sillon-ligne facturée à l’opérateur SNCB, par exemple pour un train IC reliant Bruxelles-Midi à Arlon, sera constituée de la somme des redevances de chaque section élémentaire définie allant de Bruxelles à Arlon. Pour chacune de ces sections (ex : Bruxelles-Luxembourg à Ottignies, Ottignies à Gembloux, etc.), une formule, un brin barbare comme toutes les formules, est utilisée. Ainsi, à un prix de base au km (P) sont multipliés certains coefficients qui viennent pondérer différemment la redevance.
La formule utilisée pour calculer la redevance sillon-ligne de chaque section est la suivante :

Redevance sillon-ligne = P * Pt * L * C * C1 * C2 * Ce * H * T

où P = prix de base = 0,346140 €[[ Prix au 1er janvier 2015. Voir http://www.infrabel.be/sites/default/files/documents/drr_f-04-red_prix-unit_train_prix_2015.pdf]] / km

 où Pt = priorité de circulation

 où C = masse du train

 où C1 = importance opérationnelle de la ligne

 où C2 = équipement technique de la ligne

 où Ce = coefficient d’incidence environnementale

 où H = jour ou heure de circulation

 où T = écart relatif entre vitesse commerciale du service et la vitesse standard sur le réseau

Si l’on cherche à titiller le diable qui, comme chacun sait, se cache dans les détails, nous irons donc voir précisément ce qui se cache derrière chacun de ces coefficients…

Pt = priorité de circulation

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C = masse du train (valeur du coefficient C et liste des installations où le C est applicable)

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C1 = importance opérationnelle de la ligne ou section de ligne (voir annexe F5 du DRR)

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C2 = équipement technique de la ligne (voir annexe F5 du DRR)

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H = jour ou heure de circulation (voir liste des sections à l’annexe F5)

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T = écart vitesse sillon-standard (pour trains de voyageurs)

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Quelle analyse tirer de ces différents éléments ? Nous nous limiterons pour l’heure à quelques réflexions à chaud puisque notre prochaine nIEWs sera consacrée à étudier les pistes concrètes d’amélioration de cette redevance d’utilisation :

 Le coût d’un parcours à vide équivaut à celui d’un train de marchandises lent, et se rapproche de celui d’un train local ou de pointe. Cette disposition est-elle de nature à favoriser une pratique commerciale, qui viserait à « rentabiliser » l’infrastructure ?

 La redevance devra être adaptée pour refléter les catégories de train désormais en vigueur (suppression des dénominations de trains IR, CR et ICT).

 Au plus un train est lourd, au plus il use l’infrastructure, au plus il paie.

 Les caractéristiques infrastructurelles conditionnant la vitesse autorisée sur chaque ligne impacte – modérément – la hauteur de la redevance en ligne.

 A ce jour, le coefficient d’incidence environnementale (Ce) n’influence pas la tarification puisqu’il est égal à 1. Un facteur « bruit » pourrait par exemple être introduit dans la formule, mais il faudrait être attentif à ses implications budgétaires (coût des murs anti-bruit, par exemple).

 Dans une logique commerciale, Infrabel devrait être incité à « brader » ses capacités résiduelles, et donc à réduire ses redevances en-dehors des périodes de pointe ou sur les lignes peu fréquentées. La formule actuelle est-elle suffisamment incitative à cet égard ?

 Comme la vitesse standard du réseau conventionnel est généralement de 60km/h et que les écarts à la hausse pèsent plus qu’à la baisse, le prix du sillon est en moyenne beaucoup plus élevé pour les IC que pour les L (qui se trouvent ainsi partiellement « protégés » de coûts rédhibitoires).

 L’emprunt de la Jonction Nord-Midi coûte actuellement fort cher à la SNCB (voir catégorie 1 du coefficient C et voir C2), alors que les usagers ne paient aucun supplément pour cette section (km O entre la gare du Nord et du Midi).

 De manière générale au niveau de la redevance-sillon :

  • les trains de fret paient peu
  • les trains L paient peu
  • les trains IC paient beaucoup
  • les trains à grande vitesse paient encore davantage que les IC (sur le réseau conventionnel)

A cette redevance sillon-ligne s’ajoute, nous l’avons vu, une redevance sillon-installation. Voyons tout de suite comment celle-ci vient compléter la tarification en ligne.

La redevance sillon-installation : quand arrêter un train coûte (plus ou moins) cher

A l’instar de la redevance sillon-ligne, la redevance sillon-installation (plus communément appelée « redevance d’arrêt ») utilise, pour son calcul, une base fixe (Pv) à laquelle se multiplient des coefficients.

Redevance sillon-installation = Pv * Cu * Ci

 où Pv = 2,186147 €[[Prix au 1er janvier 2015 : http://www.infrabel.be/sites/default/files/documents/drr_f-04-red_prix-unit_train_prix_2015.pdf]]

 où Cu = nature de l’arrêt

 où Ci = importance opérationnelle + équipement de l’arrêt

Les paramètres sont ensuite détaillés comme suit :

Cu = nature de l’arrêt

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Ci = importance opérationnelle + équipement de l’arrêt

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Quelle analyse tirer de ces différents éléments ?

 Compte tenu en plus du poids du paramètre Ci, l’arrêt de trains dans les grandes gares coûte très cher. C’est ainsi tout particulièrement le cas concernant la succession de trois grandes gares desservies par tous les trains SNCB passant par la Jonction Nord-Midi (+-200€ par passage) ; cela pourrait inciter la SNCB à ne plus y faire transiter tous les convois ?

 La redevance-installation n’est pas favorable aux services L, au moins sur les tronçons de lignes également desservis par des IC (considérant que les L s’arrêtent aussi au moins à tous les arrêts des IC).

 Les lignes de desserte locale (sans vrais IC) ne sont pas nécessairement très coûteuses, la plupart des arrêts relevant de la catégorie 3 ; mais le fait de payer chacun des arrêts (ce qui n’est pas le cas en Suisse, par exemple) pourrait inciter la SNCB à réduire les points d’arrêt ou à ne pas en ajouter de nouveaux.

 Le différentiel entre gare d’origine, de destination et les arrêts intermédiaires, en particulier, est-il suffisamment important ? Le surpoids des gares d’origine et de destination peut inciter à privilégier des relations longues.

La complexité de ces questions techniques nous emmènerait encore fort loin pour aujourd’hui. C’est pourquoi je vous fixe rendez-vous dans un mois, pour une prochaine nIEWs qui tâchera d’investiguer les pistes concrètes d’amélioration (peut-être ?) de cette redevance d’utilisation dans un contexte européen qui oblige Infrabel à revoir ses formules.

L’enjeu est d’importance : trouver un modèle économique qui favorise l’augmentation de l’offre, les initiatives commerciales et qui ne pénalise pas exagérément les trains omnibus (L). D’ici là, prenez le train !

Céline Tellier

Anciennement: Secrétaire générale et Directrice politique