Produits phytos : quand les dérogations deviennent la règle

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Le PAN-Europe a publié la semaine passée un nouveau rapport  » Meet (chemical) agriculture, The world of backdoors, derogations, sneaky pathways and loopholes « `. Il y analyse en détail l’une des plus belles « échappatoires » de la législation relative aux pesticides: les dérogations, prévues dans l’article 8.4 de la Directive 91/414 et présentes dans le nouveau règlement 1107/2009 à l’article 53. Cet article 8.4 spécifie que « Également par dérogation à l’article 4 et dans des circonstances particulières, un État membre peut autoriser pour une période n’excédant pas cent-vingt jours, la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques ne répondant pas aux exigences de l’article 4, en vue d’un usage limité et contrôlé, si cette mesure apparaît nécessaire à cause d’un danger imprévisible qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens. Dans ce cas, l’État-membre concerné informe immédiatement les autres États-membres et la Commission de la mesure prise. Il est décidé sans retard, conformément à la procédure prévue à l’article 19[[Dans les cas où il est fait référence à la procédure définie au présent article, le comité phytosanitaire permanent, institué par la décision 76/894/CEE, ci-après dénommé «comité», est saisi sans délai par son président, soit à l’initiative de celui-ci, soit à la demande d’un État membre. Le représentant de la Commission soumet au comité un projet des mesures à prendre. Le comité émet son avis sur ce projet dans un délai que le président peut fixer en fonction de l’urgence de la question. L’avis est émis à la majorité prévue à l’article 148 paragraphe 2 du traité. Lors des votes au sein du comité, les voix des représentants des États membres sont affectées de la pondération définie à l’article précité. Le président ne prend pas part au vote.
La Commission arrête les mesures envisagées lorsqu’elles sont conformes à l’avis du comité.
Lorsque les mesures envisagées ne sont pas conformes à l’avis du comité, ou en l’absence d’avis, la Commission soumet sans tarder au Conseil une proposition relative aux mesures à prendre. Le Conseil statue à la majorité qualifiée.
Si, à l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la saisine du Conseil, celui-ci n’a pas statué, les mesures proposées sont arrêtées par la Commission.
]] , si et dans quelles conditions la mesure prise par l’État membre concerné peut être prolongée pour une période à déterminer, répétée ou annulée. »

Les chiffres

Si ces dérogations ont interpellé le PAN-Europe, c’est parce que leur nombre a augmenté de 500% en 4 ans. 321 demandes ont été soumises en 2010, pour un total de 152 substances actives (sur un peu plus de 300 autorisées en Europe). La palme revient à la France qui, de zéro en 2009 passe à 74 dérogations en 2010. Viennent ensuite la Grèce et le Portugal, avec 54 et 31 dérogations, respectivement. Dans le cas de la France, la palme est double car elle n’avait jusqu’alors accordé aucune de ces dérogations. Cette avalanche de « dangers imprévisibles » n’est-elle pas pour le moins suspecte ?

Seuls le Luxembourg, Malte et l’Estonie se passent de ce type de dérogations. L’ensemble des dérogations accordées par les Etats-membres entre 2007 et 2010 est disponible sur le site du PAN.

Si, dans certains cas, les substances autorisées sont de faible toxicité, il s’agit majoritairement de substances pour lesquelles les risques sanitaires environnementaux sont conséquents et bien connus : dichloropropène, endosulfan, dichlorvos, chlorpyrifos, imidaclopride, thiamethoxam et glyphosate n’en sont que quelques exemples. Enfin, aucune information n’est disponible quant aux volumes de pesticide utilisés dans le cadre de ces dérogations.

Les justificatifs

Le processus de décision est par ailleurs on ne peut plus opaque puisqu’aucune information sur les justificatifs des Etats-membres ou les mesures prises pour encadrer les dérogations ne sont fournis par l’Europe. D’où la légitime interrogation du PAN-Europe : ce soudain tsunami de dérogations n’est-il pas le signe d’un blanchiment massif d’utilisations illégales de substances actives désormais interdites par l’Union Européenne? Et que penser des dérogations renouvelées d’année en année pour les mêmes substances, comme c’est le cas pour l’Autriche ? Peut-on encore parler de situations de dangers imprévisibles ou sommes-nous face à des autorisations régulières ?
Les dérogations pour les pesticides utilisés pour la fumigation des sols sont un excellent exemple. Typiquement, leur utilisation est liée à une trop faible rotation des cultures, principalement dans les monocultures. Les dérogations permettent le maintien de ces pratiques peu durables, plutôt que de soutenir le développement de la rotation des cultures.

La transparence

Lorsqu’on se penche sur les comptes-rendus des réunions du Comité permanent, il est indiqué qu’il « est pris note » des notifications des Etats-membres. Bien que l’articule 8.4 de la Directive impose que les Etats-membres communiquent immédiatement à la Commission et aux autres Etats-membres les dérogations accordées, cela est loin d’être systématiquement le cas, le meilleur exemple étant l’attitude de la France qui n’a notifié ses dérogations que lors de la réunion du mois d’octobre – soit après la période de croissance des cultures.

Par ailleurs, les décisions sont prises “portes closes”, et, alors que l’article 19 de la Directive prévoit explicitement que le Comité donne son opinion sur les projets de mesures, il n’en est jamais fait mention dans les comptes-rendus. De sévères doutes subsistent donc quant à la communication à la Commission par les Etats-membres des informations de fond servant de justificatif aux dérogations.

Conclusions et recommandations

La procédure de dérogation est donc, et le mot est faible, peu transparente. Les notifications des Etats-membres présentant les arguments relatifs au danger représenté par le ravageur, à son caractère imprévisible, à l’impossibilité de le contrôler par d’autres mesures et à la limitation de l’utilisation du pesticide ne sont pas publiées. Il est donc impossible de s’assurer du respect de la procédure de notification et de justification.
Les propositions de mesures à prendre que la Commission doit soumettre au Comité permanent pour chaque application d’une dérogation ne sont, de la même façon, pas publiées – pour autant qu’elles aient jamais été rédigées.
Enfin, aucun compte-rendu de discussions ni les votes au sein du Comité ne sont disponibles pour ces 4 dernières années.

Aussi, il est urgent que des mesures soient prises en matière de

transparence: les documents discutés lors du Comité permanent doivent être accessibles à la société civile, et les propositions de dérogations doivent être étayées. Les commentaires des stakeholders sur ces dérogations doivent pouvoir être recueillis et pris en compte par la Commission, avant qu’une discussion ouverte ait lieu au sein du Comité permanent ;

renforcement de la législation: des mesures comme « la reconnaissance mutuelle », « l’utilisation essentielle », « l’utilisation provisionnelle », « l’utilisation mineure » ainsi que le principe de dérogation sont autant de biais qui maintiennent des pratiques agricoles difficilement compatibles avec le développement durable. Il est urgent de reprendre conscience d’une des premières considérations de la directive 91/414, à savoir que « l‘objectif d’améliorer la production végétale ne doit pas porter préjudice à la protection de la santé humaine et animale et de l’environnement ». La question de l’attribution du suivi de ces dossiers aux ministres de l’environnement et de la santé, plutôt qu’au ministre de l’agriculture comme c’est le cas aujourd’hui, mérite d’être posée.

Cinq parlementaires européens (Frédérique Ries, Alojz Peterle, Dan Jorgensen, Corinne Lepage et Michèle Rivasi) ont par ailleurs déposé une série de questions parlementaires au Commissaire en charge de cette problématique.

Et en Belgique ?

La Belgique s’est montrée parcimonieuse dans la délivrance de ces dérogations: 3 en 2007 et 2009, 4 en 2010. Les dérogations sont notifiées via le site fytoweb.be, mais nous n’avons trouvé trace des justifications argumentées. Voici une excellente occasion d’exercer le droit d’accès à l’information en matière d’environnement.

Extrait de nIEWs (n°87, du 3 au 17 février 2011),

la Lettre d’information de la Fédération.

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Valérie Xhonneux

Anciennement: Santé & Produits chimiques