Que vont nos campagnes devenir?

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A l’extrémité occidentale de l’ancienne Principauté de Liège, en Hainaut, se trouvent les petites villes de Thuin et de Lobbes, fausses jumelles et vrais joyaux architecturaux. Leur urbanisme serré et spectaculaire se joue du relief. Dans un paysage en creux et en bosses, parcouru par une Sambre comme prête à déborder, chacune règne sur une commune aux traits principalement agricoles. Et tout aussi principalement résidentiels pourrait-on dire, car ces « campagnes » ne produisent pas que du fourrage et des garde-manger sur pattes ; elles fournissent de quoi se loger à des milliers d’habitants dont les activités n’ont bien souvent rien d’agraire. Une constellation de villages se répartit entre frontière française et banlieue de Charleroi.

La courte distance avec cette première grande ville et l’infrastructure routière permettent depuis des décades d’utiliser les villages du Centre comme des dortoirs de choix. Avec le temps, leur zone de chalandise s’est élargie. En cause la montée des prix de l’immobilier en Brabant Wallon, ainsi que le souhait de certains habitants de cette même province d’échapper à la banalisation suburbaine. Aujourd’hui, on vient de très loin pour habiter Forchies-La-Marche, Nalinnes ou Leval, même si on n’y passe que ses soirées et ses week-ends faute d’avoir un emploi ou une école sur place. Quitte à passer un peu plus de temps en voiture deux fois par jour, ces navetteurs avides de paix, de verdure et d’émotion bucolique, sont prêts à mettre le prix pour leur nouveau nid, déséquilibrant la balance de l’offre et de la demande vis à vis des amateurs locaux. Derrière cette problématique et flagrante différence entre pouvoirs d’achat se cache un problème d’une tout autre dimension, qui pourrait à moyen terme compromettre irrémédiablement l’habitabilité de ces régions hospitalières. J’ai nommé, la densification à outrance.

Il reste de nombreux endroits en Wallonie où le plan de secteur, en digne rejeton des années soixante et de leur vision en forme d’expansion galopante, prévoyait des zones d’habitat, mais où il n’y a heureusement pas encore de maison. Pourquoi « heureusement » ? Pour répondre à cette question, Inter-Environnement Wallonie a la chance de rencontrer régulièrement des riverains très au fait des réalités locales. Parmi eux, Jean-Noé Dehon, habitant de Biercée, qui nous a familiarisés avec le versant thudinien du problème. Vous trouverez dans les pages Sam – Service d’Aide à la Mobilisation – du site de la Fédération IEW le témoignage qu’il cosigne avec Marcel Leroy, intitulé « Thuin et la convention de Florence ». Un coup d’½il aux cartes anciennes de Biercée (entité de la commune de Thuin) ou de Bienne-Lez-Happart (entité de la commune de Lobbes)[ Le [site « Observatoire Beauregard » rassemble des dizaines de documents et d’analyses extrêmement intéressants. Il est l’émanation d’un projet transfrontalier soutenu par la Commission Européenne et la Région wallonne dans le cadre du programme Interreg Il et Interreg IIIa. Une de nos associations, Espace Environnement, était cheville ouvrière du projet. Merci à Micheline Frank d’Espace Environnement de nous avoir confirmé la validité de ces informations.]] permet de se rendre compte de l’évolution récente de la construction résidentielle. Bien qu’en apparence toujours très aérés aujourd’hui, ces villages ont présenté par le passé un tissu bâti nettement plus lâche, que les nouvelles constructions ont progressivement suturé sous forme de rubans discontinus le long des voies principales et secondaires. La culture fruitière sur hautes-tiges profitait des espaces ouverts ; les vergers sont à l’heure actuelle en voie de disparition, symptôme d’un mal plus profond et rampant. Il est encore temps d’enrayer la machine à lotir, et le meilleur moyen pour ce faire consiste peut-être à regarder en face quelques monstres

Première ennemie de la densification : la vraie nature du sous-sol. Même sur les crêtes comme à Biercée, l’eau affleure. La connaissance de l’hydrographie locale, par la simple observation, par des études plus poussées et par la transmission des informations, avait prévenu les anciens constructeurs contre l’implantation dans certains périmètres. C’est le respect de cette contrainte qui explique en partie la configuration très éclatée de Biercée. A l’heure actuelle, ce type de savoir est toujours aussi utile, mais il n’est pas nécessairement connu ou pris en compte. « Nous avons les moyens de construire sur des terrains spongieux ! » En faisant fi de la contrainte, les promoteurs risquent de voir doubler le budget de viabilisation, ce qui sera nécessairement reporté sur le prix des parcelles. D’autre part, l’eau soumise à des pressions artificielles ne manquera pas de montrer un jour ou l’autre qui est le maître des lieux… et les promoteurs ne seront plus là pour éponger. Au rang d’ennemi n°1, le karst, les fantômes de roches, les anciennes décharges (souvent appelées CET, ou centre d’enfouissement technique) et les terrains miniers font également bonne figure.

Deuxième ennemie de la densification : l’absence de services adéquats. Dans le cas de Biercée, il n’y a plus d’école fondamentale. Entendez par là, pas d’enseignement, même si les bâtiments sont toujours debout depuis les années ’70, et encore parfaitement adéquats au cas où les pouvoirs publics se donneraient pour défi la réouverture de l’école communale. Démultiplier le nombre d’habitants – et donc d’enfants – sans leur assurer un lieu fondateur pour les liens sociaux, le sentiment d’appartenance et la solidarité entre familles, c’est payer à l’entité un aller-simple vers la désintégration. Il ne faudra pas venir s’étonner qu’en dépit d’une conjoncture difficile chaque foyer possède deux voitures, exige des voiries bien entretenues et des trottoirs permettant le parcage, et se complaise à vivre dans la totale ignorance de ses concitoyens. Pas d’école, c’est un désinvestissement envers la chose publique et le bien commun qui entraînent des frais publics très lourds. C’est aussi de la délinquance en germe, autre source de dépenses inutiles. Hé oui, tôt ou tard, la charge sur les pouvoirs publics reviendra telle un boomerang !

Troisième ennemie de la densification : la sécurité routière. Un lotissement ou un nouveau quartier d’habitat impliquent un trafic accru des véhicules motorisés, ce qui renforce les problèmes de circulation dans des points déjà névralgiques en raison des particularités du relief. Il est courant en Wallonie que les terrains à bâtir restés vierges soient bordés de tournants accentués et situés sur des dénivellations. Mise en avant lors des études d’incidences, et tout aussi vite balayée d’un revers de main, la grande faucheuse a pourtant à son actif suffisamment d’accidents pour faire réfléchir à deux fois. A quoi bon vouloir à tout prix rentabiliser un terrain dont les accès sont étroits, pentus et dangereux ? Pour le plaisir d’examiner des statistiques morbides ? Les promoteurs ne seront plus là, une fois les maisons installées, pour peser le pour et le contre de leur projet. Ce sera aux habitants, serrés et encaqués, de se faire une raison. « Où a disparu cette belle pente arborée face à la Ville-Haute de Thuin ? » « Les Waibes de Saint-Roch ? Mais nous habitons en plein dessus ! Mon garage débouche pile au point le plus escarpé, c’est un cauchemar pour les man½uvres, mais j’ai une vue imprenable sur le beffroi ! Il faudra que tu viennes voir. »

Quatrième ennemie de la densification : l’inadéquation typologique. Avec quelques arbres, buissons et plantes grimpantes, vous parvenez à camoufler même le plus sinistre bunker. Cependant, il est des formes architecturales qui ne peuvent s’intégrer que dans un contexte donné. Ainsi, si les citadins critiquent les longs murs aveugles, les ruraux n’avalent qu’à grand peine les constructions à étages multiples de type « building à appartement ». Et ils ont raison. Cela n’empêche pas que ces formes se construisent ; mais de là à dire qu’elles fonctionnent… De manière logique, la rente foncière induit l’existence de maisons de rapport en hauteur dans un cadre urbain où chaque m² compte. A la campagne, en arriver à une telle situation revient à dire que le rural est devenu urbain, et qu’inversement les villes wallonnes seront bientôt les nouvelles terres à pacage. La tour à toit en bâtière menace nos agglomérations rurales sans aucune discrimination ! Ragnies, classé parmi les plus beaux villages de Wallonie, a vu se profiler ce genre d’offre pour une parcelle étroite. Rentabiliser les terrains à construire, sans assumer le paysage environnant et les modes de fonctionnement sociaux, est un comportement condamnable, une hypocrisie et un aveu total de manque d’imagination.

Cinquième ennemie de la densification : l’urbanisation artificielle. Pour être viables à long terme, les nouveaux quartiers ont besoin de racines. S’ils sont l’½uvre d’une seule volonté, ils auront peu de chance de dépasser le jubilé du cinquantenaire ! On ne fait pas ville ou hameau hors de rien ni tout seul. Avec de bonnes intentions sociétales, on peut convaincre plusieurs partenaires. Il faut alors oser faire le pari d’une construction étalée dans le temps et reposant sur beaucoup d’épaules. Faute de quoi, les plus beaux projets de « mixité sociale » ou d’habitat « transgénérationnel » restent lettre morte et leurs habitants ne comprennent pas pourquoi ils habitent là.

Qu’on s’entende bien, il ne s’agit pas ici de prôner la dispersion mais de donner à réfléchir sur l’opportunité de toute nouvelle implantation. Aux yeux des habitants de la Thudinie, la fameuse pression démographique invoquée par les pouvoirs publics semble être surtout le fait de ces « récents venus » en manque de paysages champêtres. Une manne pour les édiles communaux, car accueillir de nouveaux résidents permettrait de disposer d’une plus large assiette fiscale. Mais quels que soient ses avantages, le bilan migratoire ne peut justifier la volonté de coloniser les espaces libres, au mépris de la réalité de terrain. Sinon, c’est à moyen terme que les effets pervers d’une densification inappropriée se feront sentir.

Il serait absurde de vouloir aujourd’hui remplir les trous de nos villes et de nos villages, sous prétexte de coller au prescrit du plan de secteur, et ce même si des propriétaires espèrent viabiliser leur terrain, repris dans la fameuse zone d’habitat de ce plan ! L’écart entre situation de fait et situation de droit dénonce à quel point les auteurs de ce plan réglementaire ont dû passer sur les détails de la réalité wallonne. Au détriment des propriétaires eux-mêmes, puisque qu’au travers des cessions, mutations, héritages, les propriétaires de terre à bâtir ont été sommés d’alimenter l’escarcelle de l’Etat. Il leur paraît donc raisonnable et juste de vouloir profiter de ce pourquoi ils ont payé maints droits et taxes… Dans la logique du retour sur investissement et de la taxation des plus-values, le raisonnement des investisseurs, barricadé par la législation, s’appuie sur le court terme et les habitudes bien rôdées. C’est pourquoi il y a un urgent besoin de culture de l’aménagement, d’exemples de voisinages agréables à vivre mais économisant l’espace. Tôt ou tard, les périphéries urbanisées par lots présentant chacun un recul, une maison quatre façades, un ou plusieurs garages et un jardin planté à neuf plus ou moins équipé de jeux d’enfants et de mobilier de plein air, vont voir leur cote baisser. L’action conjointe de la nécessaire décroissance, de la prise de conscience des désavantages sociaux et culturels de l’exurbanisation, la progressive apparition au devant de la scène de problèmes familiaux liés à ce type de logement à la merci d’une infrastructure et d’une technologie sophistiquée, feront en sorte de rendre désuet le modèle actuel. Ce retour du balancier sera-t-il le seul garant d’une meilleure approche de la réalité paysagère locale ? A défaut de péremption du modèle dominant, il est encore temps de prendre conscience des raisons de l’attrait qu’exercent nos paysages ruraux ; il est encore temps de se rendre compte des risques encourus si l’on galvaude plus avant l’implantation de l’habitat.

Crédit photographique: Bertrand Empain.

Extrait de nIEWs (n°65, du 26/11 au 17/12),

la lettre d’information de la Fédération.

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