Ryanair, Venise et Wépion

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Venise, Marrakech, Bratislava, … ou, plus simplement, Carcassonne ? Quelle destination de rêve mon épouse et moi-même avons-nous choisi pour fêter nos 15 ans de mariage ? Wépion ! C’était en 2006 déjà. Et ce furent quelques jours enchanteurs. Logés dans une vieille ferme en carré, nourris aux produits locaux (dont, bien sûr, les fameuses fraises…), nous avons découvert, outre les merveilles architecturales de la région, de splendides sites naturels. Le tout sans la fatigue ni le stress d’un long voyage. Cela vous fait sourire ? Voire ricaner ? « Wépion ! Ca ne me serait jamais venu à l’idée !! » Pourquoi cette « expérience » positive est-elle hors normes ? Pourquoi les vacances de proximité n’ont-elles pas la cote ?

Le choix d’une destination de vacances se fait généralement en deux temps. Un temps non-rationnel (impulsif, passionnel) pendant lequel s’exprime une envie qui peut trouver son origine dans une passion, un témoignage, une brochure publicitaire, l’envie de « trouver du soleil »,… Puis un temps rationnel – ou qui se veut tel – durant lequel la destination précise ainsi que les formules d’hébergement et de déplacement sont arrêtées sur base de quelques critères. En tête de ceux-ci, un certain éloignement (« pour le dépaysement ») couplé à la rapidité (du moins supposée) du déplacement et à son prix. Dès lors que la destination envisagée est supérieure à quelques centaines de kilomètres, ces critères orientent de facto le choix du déplacement vers le transport aérien, low cost si possible.

L’explosion, en deux décennies, des formules de week-ends ou vacances en avion est révélatrice d’évolutions sociétales sur lesquelles il est plus que nécessaire de s’interroger.

Sur-valorisation de la vitesse et de la distance – y compris pour les moments de loisir.

Est-il réellement important de gagner une heure sur un trajet sensé en prendre quatre ? Cette heure « épargnée », qu’en fera-t-on en pratique ? La consacrer à prendre le temps de voyager sans stress n’est-il pas préférable ? De plus, partir loin et souvent pour peu de temps, c’est se confronter à des « chocs culturels » dont on néglige l’importance et les conséquences. Les destinations lointaines sont généralement synonymes de différences culturelles qui, pour être surmontées (pour autant qu’elles puissent l’être réellement, et mener à une vraie rencontre), nécessitent du temps, beaucoup de temps… dont ne disposent pas les vacanciers pressés. La rencontre culturelle se réduit alors à un voisinage indifférent, quand elle ne tourne pas à l’incompréhension ou au rejet[[Cette « non-rencontre » s’inscrit dans un contexte historique ayant mené à ce que Jean Ziegler a nommé « La haine de l’occident » (livre paru aux éditions Albin Michel, 2008)]]. L’occidental se voit réduit à un porte-monnaie par la population locale qu’il réduit à un exotisme « si excitant », si folklorique, si…

Par ailleurs, l’obsession de « gagner du temps » aveugle souvent l’usager et lui fait surestimer les performances de l’avion. Ceci est d’autant plus vrai que les distances sont courtes. Une heure pour rejoindre l’aéroport, deux heures d’attente forcée enfermé dans un simili centre commercial (histoire d’entamer son budget vacances avant l’heure…) une demi-heure minimum pour récupérer ses bagages à destination, et un trajet final en taxi ou en car (avec tournée des hôtels) pour couronner le tout. Le temps de déplacement pratique est plus élevé que le théorique (les heures de vol) de quatre heures en moyenne. A titre illustratif, Le 24 juin 2007, les membres de HACAN Clearskies (association des riverains de l’aéroport d’Heathrow – Londres) organisèrent une course en conditions réelles. Deux personnes devaient relier Westminster à la Tour Eiffel. L’une en passant sous la Manche (dans le tunnel ferroviaire), l’autre bien au-dessus (à bord d’un avion). Cette dernière arriva au rendez-vous fixé au pied de la Tour Eiffel avec trois heures de retard. Coût du voyage : 74,80 livres par avion et 74,00 en train.

Dilution des responsabilités environnementale et sociale.

La jouissance de chevaucher les nuages, libéré des contraintes terrestres, confère généralement un sentiment de domination, de puissance. Les déplacements « au raz des pâquerettes », qui se révèlent parfois bien laborieux, sont loin de procurer un tel plaisir. Mais, au contraire des trajets en avion, ils ne diluent pas dans le bleu du ciel la question de la participation, même passive, à un modèle dont les incidences sociales et environnementales sont désastreuses. Les « rampants » sont moins grisés, certes, mais plus en cohérence (ou moins en incohérence) avec les impératifs de protection du climat, d’utilisation rationnelle de l’énergie et de respect des populations riveraines d’aéroports.


Recherche de la « bonne occasion »
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La consommation de produits et services low cost s’inscrit dans une logique où le prix payé au moment de l’achat est LE critère premier et socialement accepté qui détermine nos choix. Le modèle low-cost, comme exposé ci-dessous, intègre notamment une « exploitation » maximale des travailleurs et un coût important pour les collectivités. Ce facteur ne mérite-t-il pas quelque attention ?

Rappelons à cet effet que, au passif de Ryanair, symbole du low cost implanté en terre wallonne à l’aéroport de Gosselies (ou Brussels South Charleroi Airport), peuvent être versés :

 l’explosion des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports (responsabilité partagée, entre autres, avec la société TNT, implantée à Bierset). Entre 2000 et 2006, la consommation énergétique du transport aérien wallon (et donc ses émissions de gaz à effet de serre) a plus que doublé[ [Voir l’atlas énergétique wallon ]]. Le transport aérien est le plus polluant des modes : compte-tenu du taux de remplissage réel des véhicules sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres, le passager aérien émet environ cinq fois plus de CO2 que le passager d’une voiture[ [To shift or not to shift, that’s the question CE Delft, 2003 ]]

 le développement au-delà du raisonnable d’un aéroport implanté en zone urbanisée ;

 un modèle économique bancal : le développement centré sur un partenaire unique (environ 80 % des vols à Gosselies), prompt à délocaliser ses activités qui plus est ;

 l’égarement de la classe politique, avec la modification progressive de la législation régionale pour répondre aux souhaits de l’opérateur monopolistique au mépris des populations riveraines ;

 l’égarement de la classe politique, encore, avec l’octroi (direct ou indirect) à un opérateur privé (au piètre bilan environnemental et social) de subsides très conséquents ;

 l’égarement de la classe politique, toujours, avec des investissements colossaux (nouvelle aérogare, nouvelle gare SNCB souterraine) non pérennes, et ce de manière consciente (la non-viabilité à moyen terme du transport aérien de masse étant connue dans les états-majors politiques).

Mais Ryanair, c’est également :

 un patron « charismatique » connu pour ses déclarations incendiaires en matière d’environnement ;

 un montage financier nécessitant la captation d’importants subsides (estimés à environ 660 millions d’euros en Europe) : investissements collectifs, bénéfices privés ;

 une exploitation sans vergogne du personnel (temps minime entre un atterrissage et un décollage, part variable du salaire des hôtesses fonction des ventes à bord…) ;

 un non-respect du droit social (contrats signés sous droit irlandais, licenciement de membres du personnel « coupables » d’être syndiqués, …) ;

 des attitudes arrogantes, utilisant notamment le chantage à la délocalisation ;

 des effets induits désastreux sur certaines communautés (explosion du tourisme à Carcassonne, profitable à certains, mais néfaste à l’équilibre socio-économique de la région) ;

 des retombées économiques locales qui peuvent s’avérer contraires à ce que l’on espérait ; ainsi, une étude anglaise[ [Predict and decide : Aviation, climate change and UK policy, Environmental Change Institute, University of Oxford, 2006 ]] a mis en relief le fait que le développement du transport aérien contribue à un « déficit touristique » en Grande-Bretagne.

 une participation importante à la survalorisation de la mobilité, qui constitue l’un des principaux problèmes de nos sociétés. « Etre mobile », c’est être, tout court. L’avion, qui permet aujourd’hui de sillonner la Terre à un prix abordable pour beaucoup de bourses occidentales, est un des vecteurs qui permettent aux « battants », aux « hypermobiles » de s’affirmer. Mais l’irrationnel triomphe quand on en arrive à prendre l’avion pour passer la soirée dans une boîte branchée à 1.000 ou 1.500 km de chez soi.

Si les comportements de mobilité au quotidien sont parfois « imposés » par des contraintes lourdes à modifier (deux conjoints travaillant à des endroits différents, horaires décalés par rapport aux services de transport en commun, …), le vol en low-cost relève par contre du choix délibéré, et illustre parfaitement la difficulté de mettre, y compris dans les milieux sensibilisés à la protection de l’environnement, ses actes en cohérence avec son discours. En parler sans tabou constitue le premier pas sur la voie de la réorientation de ses pratiques de mobilité.

L’auteur remercie vivement Juliette Walckiers et Noé Lecocq pour leur relecture et leurs propositions pertinentes et critiques.

Extrait de nIEWs (n°77, du 10 au 24 juin 2010),

la Lettre d’information de la Fédération.

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