Sortie de route

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Comme chaque année à la même époque, le Salon de l’auto de Bruxelles ouvre ses portes pour célébrer le culte de l’automobile. Et comme chaque année à la même époque, nous nous devons de mettre en garde contre les dangers d’une politique de mobilité trop centralisée sur le transport routier. Saturation du réseau, pollution sonore et atmosphérique, émissions de gaz à effet de serre, épuisement accéléré des ressources pétrolières, etc. : les arguments motivant cette mise en garde sont aujourd’hui bien connus et rarement contestés. Ce qui n’empêche pas qu’au lieu de travailler à un affranchissement de ce type de transport, certains s’attachent à le développer davantage encore. Ainsi, le 7 décembre 2012, les trois fédérations belges du transport routier et de la logistique (FEBETRA, TLV et UPTR) publiaient conjointement un programme de 12 priorités politiques destinées à aider le secteur à « sortir du trou », à lui donner plus de marge de manœuvre et de confiance dans l’avenir.

Certaines des 12 recommandations relèvent du simple bon sens et ne devraient constituer que d’utiles rappels faits au pouvoir exécutif de son rôle de contrôle de la bonne application du prescrit légal ; elles concernent le travail au noir, l’accès à la profession, l’utilisation abusive de tracteurs agricoles… Mais d’autres de ces recommandations méritent que l’on s’y attarde car elles sont, tant sur la forme que sur le fond, révélatrices de la manière dont le secteur intègre – ou non… – et entend gérer les défis environnementaux et sociaux auxquels nous sommes confrontés.
Pour cadrer les choses, il convient de rappeler que, depuis des décennies, la croissance du transport routier entraîne mécaniquement (les lois de la physique sont ainsi faites) la croissance de ses émissions de gaz à effet de serre. Ceci n’est pas appelé à changer de si tôt : on attend toujours, avec de moins en moins d’espoirs, le saut technologique qui permettrait au secteur de s’affranchir des carburants liquides. Tout au plus certaines techniques (notamment relatives à l’aérodynamisme des véhicules) permettraient-elles de limiter la consommation énergétique – et donc les émissions – par tonne.km transportée. Croissance du transport routier rime donc avec augmentation de ses émissions de CO2.

En matière de taxe kilométrique (que les trois Régions devraient introduire en 2015 ou 2016), le secteur souhaite que le système fonctionne à coût égal pour les transporteurs, soit celui de l’actuelle eurovignette (forfait annuel). Or, raisonnablement, un prélèvement kilométrique ne peut constituer un incitant à la rationalisation des opérations de transport (optimisation des itinéraires, augmentation des facteurs de charge, diminution des trajets à vide) que si ses tarifs sont suffisamment élevés. Une analyse des systèmes existants dans différents pays révèle que c’est là où les tarifs sont les plus élevés (Suisse) que les effets bénéfiques sont les plus marqués. En outre, de plus en plus nombreux sont les analystes qui estiment qu’il conviendrait, pour piloter efficacement les comportements des acteurs économiques, d’aller au-delà de l’internalisation des coûts externes, une internalisation complète conforme aux règles de calcul établies par la Commission européenne ne conduisant pas à une modification significative des pratiques des opérations de transport – ni, donc, à une diminution de leurs incidences négatives
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Sous le titre « Environnement », le secteur promeut les « écocombis » (ou VLL pour véhicules plus longs et plus lourds, soit des camions pouvant mesurer 25,25 mètres de long et peser 60 tonnes au lieu des 18,75 m et 44 t actuels) en tant que solutions de mobilité durable. C’est fort habile mais un peu court. Effet, si les VLL, correctement utilisés, peuvent conduire à une réduction de l’énergie par tonne transportée, ils peuvent également induire une augmentation des volumes transportés (effet rebond) ainsi que, à terme, un glissement modal des modes les moins polluants (rail et voie d’eau) vers la route pour les transports internationaux à longue distance. En fait, les VLL constituent surtout une solution pour abaisser les coûts de main-d’œuvre.

En matière de coût du travail, le secteur plaide pour « une réduction drastique des charges sociales ». Ainsi, à l’instar des transporteurs aériens (cela semble être devenu un leitmotiv des transports polluants !), les transporteurs routiers demandent aux pouvoirs publics de se lancer tête baissée dans le dumping social.. Or, les « charges » sociales constituent une contribution non négligeable au bien public, vitale en ces temps de contrainte budgétaire. Un allégement des prélèvements – surtout s’il est « drastique » – risquerait dès lors de produire des effets aux conséquences sociales plus larges que le problème auquel il est censé porter remède. Le rôle de l’Etat belge devrait plutôt être de batailler au niveau européen pour une harmonisation par le haut des conditions sociales. Bataille bien plus ardue, certes, mais bien plus utile aussi.

Sur le plan des infrastructures, rappelant que « les perspectives de croissance à plus long terme font que la capacité devra être augmentée », le secteur ressort encore et toujours le vieux plat des « chaînons manquants », concept flou particulièrement hors de propos dans un pays dont la densité des infrastructures routières constitue une spécificité bien difficile à gérer, les pouvoirs publics ne parvenant pas à dégager les budgets nécessaires à leur bon entretien.

Dans son Livre blanc « Feuille de route pour un espace européen unique des transports », la Commission européenne soulignait en 2011 que, pour atteindre l’objectif de 80 et 95 % de réduction des émissions de GES à l’horizon 2050 par rapport à l’année 1990 – indispensable pour maintenir à +2°C maximum le réchauffement planétaire, il « est impératif de parvenir à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 60 % par rapport à 1990 dans le secteur des transports », ce qui correspond à -70 % par rapport à 2010. Ce n’est pas avec les 12 priorités des trois fédérations belges que l’on y arrivera.

Cette impossibilité des secteurs de sortir de leur logique court-termiste et d’intégrer pleinement la nécessité de jouer un rôle dans la réponse coordonnée aux enjeux globaux constitue certainement l’un des freins majeurs à la lutte contre les changements climatiques. Le rôle incombe dès lors aux pouvoirs publics d’oser s’attaquer au tabou de la gestion de la demande de transport, d’oser envisager dès aujourd’hui des politiques de reconversion, de relocalisation.
Il y a dix ans déjà, la Conférence européenne des Ministres des Transports (CEMT) déclarait : « La gestion de la demande de transport apparaît comme une activité légitime et nécessaire des gouvernements, qui incombe notamment aux ministères des transports, mais aussi à ceux des finances, de l’économie, de l’environnement, ainsi que de la politique sociale et du développement. » Il serait temps de s’en inspirer!