Voitures et CO2 – Saison 1 : renoncements

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Réduire les émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe : depuis 1995, tout le monde ou presque adhère à cet objectif. En paroles du moins. Domine, chez les constructeurs d’automobiles, le sentiment qu’il est suffisant – et surtout (financièrement) nécessaire ! – de se contenter d’atteindre l’objectif sur papier. D’où leurs luttes (souvent couronnées de succès) pour amoindrir l’efficacité de la législation européenne. La révision en cours verra-t-elle le législateur européen relever la tête ? Avant de tenter de répondre à cette question, un petit retour aux sources s’impose.

C’est dans une communication dédiée à sa stratégie de réduction des émissions de CO2 des voitures particulières publiée le 12 décembre 19951 que la Commission européenne suggérait un objectif de 120 gCO2/km pour la moyenne des émissions des voitures neuves vendues en 2005. Partant d’une valeur de 186 g/km en 1996, l’objectif proposé par la Commission pouvait être qualifié d’ambitieux – voire très ambitieux.

Ce niveau d’ambition ne plut pas à tout le monde. Les constructeurs, en particulier, prirent la mouche et se lancèrent dans une campagne de lobbying dont ils sortirent triplement victorieux. L’objectif fut :

  • reporté de 2005 à 2008 ;
  • rendu plus facile à atteindre (140 g/km au lieu de 120) ;
  • adopté à titre non contraignant, les constructeurs s’engageant à le respecter sans qu’il ne soit nécessaire de légiférer…

L’étonnant dans cette affaire est qu’il y eut des personnes pour… s’étonner, en 2007, une fois qu’il fut clair que l’objectif ne serait pas atteint. La ligne de défense des constructeurs était toute prête : « c’est pas nous, c’est eux ». « Eux » désignait en l’occurrence les consommateurs, présentés comme notoirement avides de voitures fortement émettrices. Vision quelque peu tronquée : le désir compulsif de voitures lourdes, puissantes, suréquipées (et accessoirement polluantes) est, faut-il le préciser, savamment suscité par le secteur lui-même. Ses commerciaux sont passés maîtres dans l’art de chasser la rationalité de l’esprit de leurs clients dont les comportements d’achats doivent être guidés par « l’émotion »2.

L’étonnement passé, afin de garantir le respect de ses engagements climatiques, la Commission publia une proposition de législation contraignante. Laquelle ne plut pas – mais alors là pas du tout – aux constructeurs. Lesquels s’engagèrent alors dans l’une des guerres de lobby les plus sanglantes de l’histoire européenne, pourtant riche en la matière.

Le règlement européen finalement adopté en 20093 fut littéralement truffé de dispositions et mesures qui en limitaient l’efficacité et dont certaines conséquences sont encore perceptibles aujourd’hui. Un bref rappel des principales originalités du règlement 443/2009 s’impose donc.

  • Si les normes Euro relatives aux émissions de polluants locaux (particules fines, oxydes d’azote, …) fixent des valeurs limites d’émissions que chaque voiture mise en vente doit respecter, rien de pareil ici : l’objectif fixé par le règlement s’applique à la moyenne des émissions de toutes les voitures neuves vendues en Europe ; il est donc toléré que soient fabriquées et mises en vente des voitures dont les émissions sont très largement supérieures à l’objectif fixé.
  • L’objectif contraignant de 130 gCO2/km, initialement proposé pour 2012, fut assorti d’un « phase-in » de 4 ans : 65% des voitures (les moins émettrices, cela va sans dire) étaient concernées par l’objectif en 2012, 75% en 2013, 80% en 2014 et 100% en 2015. Un report de première classe, en quelque sorte.
  • Nonobstant ce phase-in, nulle trajectoire ne fut déterminée : les constructeurs devaient répondre à l’objectif en 2015 (et aux objectifs partiels de 2012 à 2014) mais pouvaient, les années précédentes, s’abstenir de tout effort. Et donc vendre des voitures dont la moyenne des émissions demeurait hors contrôle. Sachant que ces voitures ont une longue durée de vie (11,5 ans en moyenne européenne en 20194), cette particularité du règlement était particulièrement dommageable pour le bilan climatique du secteur des transports.
  • Chaque constructeur reçut un objectif spécifique, fonction d’un « paramètre d’utilité ». Parmi plusieurs candidats, la masse (ou le poids en langage courant) fut retenue au titre de paramètre d’utilité. Dès lors, les constructeurs dont les véhicules ont une masse supérieure à la masse moyenne se virent octroyer un objectif au-dessus de 130 g/km et inversement. Cette disposition eut pour effet de dissuader les constructeurs d’alléger les véhicules, ce qui constitue pourtant une manière très efficace d’en abaisser les émissions de CO2.
  • Si la Commission proposait initialement de limiter l’effet du paramètre d’utilité masse via un facteur de proportionnalité (dit « pente » ou « slope » en anglais) modeste (0,0296), le facteur finalement retenu (0,0457) avantageait fortement les constructeurs de voitures lourdes.
  • La vente de voitures à très faibles émissions fut encouragée par le système de « bonifications » (ou « supercredits » en anglais) : les voitures émettant moins de 50 gCO2/km étaient comptées plusieurs fois dans le calcul des émissions moyennes (facteur 3,5 en 2012 et 2013, 2,5 en 2014 et 1,5 en 2015). Prenons un exemple simple : en 2015, le constructeur X vend 10 voitures : l’une, électrique, émet 0 g/km (abstraction faite des émissions liées à l’électricité consommée), 2 émettent 130 g/km, 2 autres émettent 140 g/km, 2 autres 150 g/km et 3 autres 160 g/km.
    • La moyenne est égale à (1×0 + 2×130 + 2×140 + 2×150 + 3×160)/10 = 132 g/km
    • Si le véhicule « zéro émissions » compte pour 1,5 véhicules au lieu d’un, il faut diviser non plus par 10 mais par 10,5 et la moyenne devient égale à 125,7 g/km.

Prodigieux petit tour de passe-passe, les bonifications – qui ont pour objectif officiel d’inciter les constructeurs à vendre des voitures « zéro émissions » – leur permettent aussi, hélas, d’en vendre de très émettrices tout en respectant l’objectif fixé par le règlement.

  • Bien que leurs effets délétères soient moins importants, les « éco-innovations » sont particulièrement savoureuses. Il s’agit de technologies innovantes permettant de limiter les émissions de CO2 du véhicule mais non prises en compte dans les procédures de test. Ainsi, alors que les émissions des systèmes d’air conditionné n’étaient pas prises en compte dans les procédures de test (quand bien même elles augmentent les émissions en conditions réelles), toute diminution de ces émissions induite par une « éco-innovation » pouvait être déduite des émissions mesurées selon ces procédures. Oui. Il s’est trouvé une majorité de député.e.s européen.ne.s pour voter en faveur de cette disposition… Les effets cumulés des éco-innovations pouvaient, selon le règlement 443/2009, être comptabilisés à hauteur de 7 gCO2/km.
  • Des dérogations « de niche » pouvaient être négociées par les constructeurs produisant moins de 10 000 véhicules par an. L’objectif retenu pour ceux produisant entre 10 000 et 300 000 véhicules/an étaient une réduction des émissions de 25% par rapport à l’année de référence 2007.
  • Les aficionados des agrocarburants ne furent pas oubliés. Ainsi, les véhicules dits « flex fuels », soit ceux pouvant fonctionner à l’E85 (essence contenant 85% de bioéthanol), voyaient leurs émissions diminuées de 5%, et ce jusqu’au 31/12/2015.
  • Enfin, les amendes (curieusement appelées « primes ») infligées aux constructeurs en cas de non-respect des objectifs furent introduites en deux temps : (1) montants réduits à partir de 2018 et (2) application pleine et entière à partir de 2019. Rien donc concernant le non-respect éventuel de l’objectif fixé pour 2015.

C’est en 2012 que la Commission européenne initia le processus de révision du règlement (CE) N° 443/2009. S’engagea dès lors une nouvelle campagne de lobby qui, si elle n’atteignit pas la violence de la précédente, n’en fut pas moins très éprouvante pour les ONGs d’environnement dont les employés luttaient à 1 contre 100. Au cours du processus législatif, les ONGs plaidèrent notamment avec force en faveur de l’adoption de l’empreinte au sol (« footprint » en anglais, soit la surface délimitée par les points de contact des quatre roues) comme paramètre d’utilité en lieu et place de la masse. Cette option, recommandée dans les études d’impact de la Commission, ne fut pas retenue…

Le règlement adopté en 20145 s’inscrivait en droite ligne du texte qu’il modifiait, en conservant toutes les faiblesses. Quatre points méritent notre attention.

  • Un nouvel objectif de 95 gCO2/km fut fixé pour l’année 2021, avec un phase-in de durée réduite : l’objectif concernait 95% des voitures neuves vendues en 2020 et 100% en 2021. Aucune obligation, donc, pour les années 2016 à 2019 incluses, si ce n’est celle de ne pas dépasser l’objectif fixé pour l’année 2015.
  • Le facteur de proportionnalité utilisé pour calculer les objectifs spécifiques des constructeurs sur base du paramètre d’utilité fut réduit : de 0,0457, il passa à 0,0333, soit nettement plus encore que la valeur proposé en en 2007 par la Commission (0,0296).
  • Le régime de « bonifications » fut maintenu pour les voitures émettant moins de 50 gCO2/km qui se virent attribuer un facteur 2 en 2020, 1,67 en 2021 et 1,33 en 2022, avec cette fois un plafond de 7,5 gCO2/km au cours de cette période.
  • Une dérogation de « super niche » fut introduite, exemptant de tout objectif les constructeurs vendant moins de 1 000 voitures par an.

Sur la figure ci-dessus sont représentés :

  • l’objectif proposé par la Commission en 1995 ;
  • l’engagement volontaire des constructeurs conclu en 1998 ;
  • les objectifs contraignants adoptés par les autorités européennes en 2009 (objectif 2015) et en 2015 (objectif 2021) ;
  • la valeur moyenne des émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe et mesurées selon les procédures officielles (« émissions en laboratoire » sur le graphique), procédures qui permettent de sous-estimer en toute légalité les émissions des véhicules testés6 ;
  • la valeur moyenne des émissions sur route, recalculée en utilisant les consommations réelles des véhicules recueillies dans des bases de données groupant plusieurs centaines de milliers de voitures et analysées par le conseil international pour les transports propres (International Council on Clean Transportation – ICCT)7.

Saute directement aux yeux la conséquence d’une autre grande faiblesse de la législation européenne. L’exploitation de plus en plus performante, par les constructeurs, des failles présentes dans les procédures de test, permit à ceux-ci de diminuer les émissions de leurs voitures sur papier principalement. De 9% en 2001, le gap entre émissions sur route et en laboratoire grandit au fil des années, pour atteindre la valeur ahurissante de 41% en 2015.

Dès lors, le terme de renoncement ne semble pas trop fort pour qualifier une approche politique qui :

  • visait, en 1995, une diminution de 35,5% des émissions sur la période 1995-2005
  • a réalisé officiellement une diminution de 29,6% sur la période 2001-2015
  • s’est, dans les faits, traduite par une diminution de 8,9% des émissions sur cette dernière période.

Ne manquez pas la saison 2 : égarements

Et la saison 3 : évitements


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  1. Commission européenne. 1995. Communication au Conseil et au Parlement européen – Une stratégie communautaire visant à réduire les émissions de CO2 des voitures particulières et à améliorer l’économie de carburant. COM(95) 689 final
  2. Voir à ce sujet https://www.canopea.be/automobile-une-taxe-a-lachat-est-indispensable/ et https://www.canopea.be/mythologie-automobile/
  3. Règlement (CE) N° 443/2009 du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 établissant des normes de performance en matière d’émissions pour les voitures particulières neuves dans le cadre de l’approche intégrée de la Communauté visant à réduire les émissions de CO2 des véhicules légers
  4. https://www.acea.be/statistics/tag/category/average-vehicle-age
  5. Règlement (UE) n° 333/2014 du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2014 modifiant le règlement (CE) n° 443/2009 en vue de définir les modalités permettant d’atteindre l’objectif de 2020 en matière de réduction des émissions de CO2 des voitures particulières neuves
  6. Voir à ce sujet https://www.canopea.be/automobiles-arnaque-a-la-consommation/ et https://www.canopea.be/get-real-voitures-mensonges-et-co2/
  7. https://theicct.org/series/laboratory-road